questionnements d’Annie Le Brun (dans Le Monde)
Avec son esthétique du gigantisme, l’art contemporain dominant est paradoxalement devenu le vecteur principal de l’enlaidissement du monde, estime l’écrivaine.Poète et écrivaine, Annie Le Brun vient de publier Ce qui n’a pas de prix (Stock, 172 pages, 17 euros), une réflexion critique sur « la guerre » contre la sensibilité et la beauté que mène selon elle ce qu’on appelle l’« art contemporain ». Elle explique les raisons de cette agression contre la beauté et analyse les moyens d’y résister.
Pourquoi l’art contemporain est-il paradoxalement le vecteur central de l’enlaidissement du monde ?
J’ai été prise de vertige en découvrant que Charles Saatchi, l’artisan [en tant que publicitaire] de la victoire de Margaret Thatcher, à qui nous devons la fameuse formule : « There’s no alternative », était devenu l’un des plus grands promoteurs de l’art dit contemporain, qui cherche précisément à nous persuader qu’il n’y a pas d’alternative. La collusion qui s’est produite dans les années 1990 entre le marché de l’art, la finance et les industries du luxe a montré que si, d’un pays à l’autre, les multinationales installaient les mêmes franchises avec les mêmes produits, il en allait pareillement de l’investissement culturel. Celui-ci multiplie dans le monde entier les mêmes expositions des mêmes artistes, pour s’imposer avec une brutalité complètement en phase avec celle d’un système prêt à anéantir tout ce qui pouvait entraver son développement. C’est ce que j’ai appelé le « réalisme globaliste ».
Le « réalisme globaliste » s’impose aujourd’hui dans l’art contemporain, écrivez-vous, mais façonne également notre quotidien. Dans quelle mesure le discours de légitimation qui l’accompagne est-il devenu une sorte de propagande d’un nouvel art officiel ?
Si autrefois le réalisme socialiste essayait d’imposer une idéologie à travers des images édifiantes, l’innovation du « réalisme globaliste » est de privilégier, indépendamment du contenu, dispositifs et installations qui, jouant sur les sensations fortes au détriment de toute représentation, agissent en fin de compte comme des effets spéciaux. Mais des effets spéciaux avant tout brutaux.
Qu’il s’agisse des Jeans en résine de 3 mètres de haut de Richard Orlinski sur une aire de repos d’autoroute ou du monumental « vagin de la reine » [Dirty Corner, d’Anish Kapoor], exhibé il y a quelques années dans les jardins de Versailles, il est d’abord joué sur le même gigantisme qui va de pair avec la volonté d’occupation de cet art dominant. En résulte une sidération qui suspend tout jugement critique et dont la violence est réitérée par les discours-modes d’emploi qui accompagnent ces installations, expliquant, au nom d’un « indécidable » venu des philosophies de la déconstruction, qu’il est indifférent d’y adhérer ou non, pour faire croire à l’impossibilité d’échapper à ce qui est.
Comment le « réalisme globaliste » – notamment représenté selon vous par Damien Hirst, Jeff Koons ou Anish Kapoor – est-il devenu l’art pompier du capitalisme financier ?
Le « réalisme globaliste » n’est pas pompier, il est cynique. De même qu’il n’est pas kitsch mais joue du kitsch, afin d’autant mieux affirmer une attitude de surplomb qui l’amène à pouvoir continuellement affirmer une chose et son contraire. L’intelligence d’un Jeff Koons est de miser à fond sur cette ambiguïté, pour ne pas dire cette duplicité, garante de ses succès internationaux. C’est parce qu’ils impliquent la possibilité de se réclamer d’un « deuxième degré » que ses lapins et caniches sont acceptés par presque tous.
« Si les artistes sont en train de devenir des entrepreneurs, les entrepreneurs de la finance visent à un statut de créateurs »
Mais il est loin d’être seul à jouer de ce double langage, grâce auquel la dérision se confond désormais avec la subversion. En fait, il s’agit du formidable alibi culturel que s’est trouvé le capital qui, sous prétexte de poursuivre la quête émancipatrice de l’art du XXe siècle, nous fait assister au grand spectacle de la transmutation de l’art en marchandise et de la marchandise en art. Et même de façon très concrète, car si les artistes sont en train de devenir des entrepreneurs, les entrepreneurs de la finance visent à un statut de créateurs, à travers leurs collections et fondations.
Ce qui change tout, d’autant que, pour ne pas être exclu du monde des maîtres, le personnel culturel dans son ensemble ne s’y oppose guère. En réalité, les uns et les autres deviennent complices, non seulement pour liquider tout ce dont on ne peut extraire de la valeur, du rêve à la passion, mais en même temps pour y substituer la marchandisation de ce qui ne l’était pas encore. Je pense par exemple à la marchandisation du passé, devenue dimension essentielle de la gentrification des villes comme des industries du luxe, reposant sur l’exploitation d’un ancien nom prestigieux. Preuve que la collusion de celles-ci avec le « réalisme globaliste » n’est pas fortuite. Car cet art domestiqué a aussi pour fonction de domestiquer.
De quelle manière les manifestations les plus concrètes de l’enlaidissement du monde recomposent-elles notre sensibilité ?
Comme on se félicite de produire une « réalité augmentée », nous voici entrés dans l’ère du déchet augmenté. Car non seulement la surproduction des décennies précédentes – avec son excès de marchandises, d’images, d’informations et le « trop de réalité » qui en découlait – a engendré un « trop de déchets », c’est-à-dire un monde de nuisances que son propre fonctionnement conduit à sa perte, mais s’y ajoute un enlaidissement inédit, un simulacre de remède destiné à ce que rien ne change en profondeur.
« Des lèvres botoxées à l’exploitation du passé, on ne compte plus les effets ordinaires d’une guerre menée pour en finir avec ce qui n’a pas de prix »
A cet égard, l’esthétisation du monde s’est révélée être l’arme particulièrement adaptée à la mise en place de ce nouvel ordre du déni. D’abord par son pouvoir de maquiller les contradictions, mais encore par sa puissance de falsification, pour formater êtres et choses à travers une « beauté de synthèse » propre à annihiler toute singularité. Ce qui vaut pour les choses, les lieux comme pour les individus. Telle l’industrie du tourisme participant de cette cosmétisation du monde, qui en redouble l’enlaidissement. En réalité, des lèvres botoxées à l’exploitation du passé, du body-building au réaménagement des villes, on ne compte plus les effets ordinaires d’une guerre menée pour en finir avec ce qui n’a pas de prix, de sorte que c’est la totalité de notre vie sensible qui s’en trouve menacée.
N’avez-vous pas tendance à réduire la culture de nos sociétés à la « barbarie » (qui n’est tout de même pas celle des staliniens et des nazis), la performance esthétique au culte du dépassement sportif ? En un mot votre critique de la catastrophe n’est-elle pas catastrophiste ?
Le malheur est que tout se tient. Qu’il s’agisse de la question amoureuse, de la mode, de la santé, de l’enseignement…, il n’est plus de domaine qui ne soit affaire de marché, assujetti à la « gouvernance par les nombres ». Et la force du « réalisme globaliste » est d’être à la fois métaphore et principe actif de cette situation. D’ailleurs, comment ne pas être alerté par la violence avec laquelle cette entreprise de domestication nous est imposée comme l’expression de ce temps ?
Le meilleur exemple en a été donné avec le faux trésor de la fausse épave retrouvée et exposée à Venise par Damien Hirst au printemps 2017, où l’histoire de l’art aura été prise en otage pour liquider toute conscience historique en même temps que pour autoriser toutes les procédures du faux. Preuve de la toute-puissance des maîtres, pouvantdésormais jouer de tous les signes, jusqu’à ceux de la négation contrefaite, devenue la caractéristique d’un monde qui ne distingue plus entre le réel et la fiction, l’original et la copie, le vrai et le faux… pour nous acculer au présent sans présence d’une réalité génétiquement modifiée.
Alors que les avant-gardes ont largement contribué à critiquer le concept même de « beauté », est-il possible encore de la définir ?
Diderot ne s’y trompe pas en précisant au début de son article de l’Encyclopédie : « Comment se fait-il que presque tous les hommes soient d’accord qu’il y a un beau ; qu’il y en ait tant entre eux qui le sentent vivement où il est, et que si peu sachent ce que c’est ? »Impossible de définir la beauté sinon comme expérience unanime de la singularité. C’est en cela qu’elle a une étonnante dimension révolutionnaire et c’est sans doute pourquoi les pouvoirs s’en sont toujours préoccupés pour, à la fois, en contrôler les effets et se les approprier. Et il se pourrait même qu’en s’attaquant aux poncifs dans lesquels la domination cherche à se l’assujettir, la modernité se sera dessinée, consciemment ou non, à travers une multiplicité de chemins censés en retrouver les sources vives.
« La marchandisation s’attaque aujourd’hui à nos paysages intérieurs »
Par chance, évoquant dans un des carnets la beauté comme « l’infini contenu dans un contour », Hugo dit de quoi il retourne, jusqu’à suggérer que la laideur est précisément ce qui empêche le surgissement de cet infini. Du coup, comment ne pas supposer que tous ceux qui s’acharnent à en contrefaire les effets n’ont pas maille à partir avec la liberté ? Ce dont étaient intimement persuadés certains utopistes libertaires, tels William Morris ou Elisée Reclus déclarant « Là où le sol s’est enlaidi, là où toute poésie a disparu du langage, les imaginations s’éteignent, les esprits s’appauvrissent, la routine et la servilité s’emparent des âmes et les disposent à la mort » [Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes, 1866].
Dans quelle mesure pourrait-il y avoir une alliance entre la révolte politique et l’insurrection sensible ?
A mes yeux, la seule question politique qui vaille est celle de la fin et des moyens, à savoir : jusqu’à quand continuera-t-on de croire que la fin justifie les moyens, quand, au contraire – comme l’histoire nous l’enseigne tragiquement – les moyens déterminent toujours la fin ? Une nouvelle fois, il ne s’agit pas d’esthétique mais de vivre autrement. Perspective que marques et philosophes à la mode essaient justement de brouiller, Nike et Zizek se retrouvant autour du « concept » de « style de vie » devenu valeur ajoutée à la servitude volontaire.
Le malheur de la critique sociale est d’avoir systématiquement fait l’impasse sur le domaine sensible, alors qu’il en va toujours de ce « rêve non réalisé mais non irréalisable », dont parlait l’anarchiste Déjacque [1821-1865]. Ce que n’ont cessé de nous montrer, du plus profond de leur solitude, les inspirés de l’art brut que ce monde a rejetés à ses marges, alors qu’ils témoignaient de la beauté de l’ailleurs surgissant ici et maintenant. Et quand la marchandisation s’attaque aujourd’hui à nos paysages intérieurs, l’ampleur internationale du mouvement des occupations dans le monde entier dit quelle profonde nécessité utopique cherche son espace. Il n’est que de voir la violence répressive qui s’exerce partout à l’égard des jeunes gens qui en sont porteurs pour avoir l’assurance que la conquête de ce temps hors du temps est malgré tout possible mais aussi d’une brûlante actualité.
Ce qui m’a semblé intéressant, et c’est la raison pour laquelle je poste cela ici, c’est que ce texte est l’occasion d’une réflexion sur la beauté, sa place, peut-être son rôle de résistance pour les humains, et de ses relations avec les positions de pouvoir, en particulier le pouvoir de l’argent. Aussi ce qu’elle dit de ses liens avec la « singularité » (et donc l’identité, le sentiment d’exister ?)
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