coda
( Coda )
A ce stade du récit, le sympathique et miséricordieux lecteur imaginera peut-être Joseph dans un état de plénitude et de résilience, comme disent les psychanalystes, tel que le reste de sa vie ne puisse se dérouler que paisiblement, en une série de séquences sans grand éclat certes, mais non dénuées d'une calme brillance comparable à la lumière apaisante des soleils d'une fin d'après-midi d'automne, mixture de rouge, d'orange et de violet évoquant simplement l'idée que le jour avec ses tracas et ses devoirs est presque terminé et que l'âme de tout un chacun peut enfin, libérée des plus dures contraintes, vaquer à d'agréables rêveries et contempler avec satisfaction la lenteur des nuages à s’assombrir. Joseph avait trouvé une forme d'amour qui correspondait à ses attentes : ni trop exclusive, ni trop éthérée, dans laquelle son destin et celui de Marianne Broch pouvait se couler sans débordements ni sécheresses, à bonne distance du bonheur. Son travail, bien que répétitif, ne lui déplaisait pas, et la vie semblait pouvoir se continuer comme un murissement plutôt qu'un vieillissement, à mesure que les années passeraient, telles les longs et pesants wagons d'un train de marchandises traversant la campagne verdoyante.
Une fois par mois, les parents de Joseph venaient de leur banlieue lui rendre visite à son studio de Gambetta pour s'assurer que tout allait bien et qu'il ne retombait pas dans ses anciennes erreurs. Bien que Joseph vécût ces visites comme une inspection quelque peu contraignante, il ne les détestait pas car elles étaient l'occasion de voir ses vieux parents et d'échanger avec eux les dernières nouvelles lors d'un repas dans un petit restaurant du quartier, avant d'aller prendre le café au studio puis de les raccompagner à la station de taxi. A la Bibliothèque, il descendait souvent prendre des pauses café au jardin botanique de l'université, lieu de paix et de verdures épanouies dans lesquelles il aimait à se perdre, tout pensif devant la variété des fleurs, des plantes et des arbres qui parsemaient la vaste cours intérieure. Comme la simple contemplation d'une pâquerette jaune et blanche se détachant sur l'herbe verte avait le pouvoir quasi magique de faire s'évader son imagination vers d'autres mondes plus simples où les contrariétés matérielles de la vie ne seraient plus même concevables ! Il sirotait son chicoré café et fumait une cigarette en pensant à Marianne. La vie était là, calme et tranquille.
Parfois, ils allaient au restaurant dans le quartier des Goblins ou bien voir une exposition ou un film au cinéma et c'était toujours un plaisir de partager de tels moments. Cependant, une ombre grandissait à l'horizon du ciel de Joseph : il constatait avec une trouble insatisfaction sa stérilité presque totale en matière artistique. Il n'écrivait plus, pianotait un peu sur un clavier pour se consoler, mais n'avait plus de projet d'une quelconque envergure, ne se sentait plus poète ni artiste. Ne pouvait-on pas vivre tranquillement sans se torturer l'esprit pour créer une œuvre ? Ne suffirait-il pas de rêver cette œuvre parfaite plutôt que de se cogner la tête contre les murs à essayer de l'atteindre sans jamais y parvenir ? Quand il entendait des artistes confirmés s'exprimer sur leur création ou d'autres sujets, Joseph avait l'impression que leurs mots sonnaient faux et creux, ne rendaient pas compte de la violence aveugle et désespérante du désir de créer, n'étaient qu'un discours convenu chargé de donner le change à des journalistes ineptes. Marianne, elle, continuait régulièrement à écrire ses romans et ses poésies sans se décourager des refus et absences de réponse des éditeurs. Chaque jour, elle travaillait aussi consciencieusement son piano, utilisant au maximum le temps libre dont elle disposait, ce qui suscitait l'admiration de son compagnon, lui qui passait tant de temps à ne rien faire et à se plaindre de son ennui.
La mère de Marianne avait le même âge que les parents de Joseph : 80 ans. Elle vivait paisiblement dans une petite maison de Clamart, sa vie ponctuée d'activités telles qu’en ont les vieilles personnes : cercle de lecture, un peu de bénévolat pour une radio locale catholique, plus les tâches quotidiennes du tout-venant. Joseph s'étonnait toujours du dynamisme de cette femme âgée et de son intérêt pour les affaires du temps présent. Sur tout ou presque, elle semblait avoir une opinion nette et bien tranchée, particularité lui venant peut-être de son défunt mari, militaire à la retraite décédé il y avait quelques années. Parfois Joseph venait à Clamart déjeuner avec Marianne et sa mère. Il se sentait un peu extérieur à cette vie comme en retrait, lui qui habitait un quartier populaire de la grande ville, et ne tardait jamais à revenir à Paris, pris par une sorte de manque de la sève vitale qui coulait si fort dans les artères de la capitale. Lorsque le mois de septembre 2017 arriva, Joseph et Marianne partirent cinq jours à la Baule en résidence dans un hôtel proche de la plage. Depuis plusieurs semaines, Joseph avait cessé de prendre ses médicaments psychotropes et pensait avoir laissé derrière lui une longue période de quinze années sous traitement.
Le trajet en TGV de Paris à la Baule s'effectua sans encombre en trois heures et rappela à Joseph quelques vers d'un poème de Houellebecq lu il y a longtemps :
Nous roulons protégés dans l'égale lumière
Au milieu de collines remodelées par l'homme
Et le train vient d'atteindre sa vitesse de croisière
Nous roulons dans le calme, dans un wagon Alsthom
A la Baule, l'hôtel se trouvait dans un quartier résidentiel dont l'architecture et la décoration kitsch des maisonnettes rappelait le Village, dans la série Le prisonnier, ou bien un dessin animé de Disney. Bonjour chez vous ! Il ne manquait que le Rodeur pour attraper des promeneurs récalcitrants. L'hôtel était très propre et convenable, mais malheureusement une musique d'ambiance électronique peu agréable diffusée dans les parties communes, salles à manger ... ne donnait pas envie de s'y attarder. Un matin Joseph s'assit dans un canapé de la salle de séjour principale et consulta quelques journaux et magazines posés sur une table basse. On y voyait toujours les mêmes têtes et y brassait toujours le même brouet de pensées et d'idées : Trump, Poutine, Macron, Mélenchon, réchauffement climatique, conflits en Syrie, Israël-Palestine, terrorisme, hausse des prix ... Comment, devant un tel magma, ne pas repenser à un haïku de Bashô, dans sa simplicité merveilleuse :
Poètes émus par les cris des singes
entendez-vous l’enfant abandonné
dans le vent d’automne ?
ou au triste constat d'Hölderlin :
Il ne peut vivre et demeurer dans le poème.
C’est dans le monde qu’il vit et demeure.
La plage d'une dizaine de kilomètres de long était presque déserte en ce milieu de septembre et on ne se lassait pas de contempler l'horizon nuageux transfiguré par la lumière du soleil froid de fin de saison, ainsi que les vagues se redéployant sans cesse et caressant le sable immaculé de leurs mains écumeuses et vaporeuses. Joseph repensa à un roman de Richard Matheson, Le jeune homme, la mort et le temps, un des premiers livres qui l'avait marqué durant son adolescence. Plus tard, il apprendrait qu'on appelle cette impression d'infini et de vertige : le Romantisme. Au casino il joua et perdit un billet de dix euros et pensa qu'il aurait mieux fait de le brûler sur la plage. Les cinq jours de vacance s'écoulèrent tranquillement, ponctués de ballades en bord de mer et de repas bien arrosés. De retour à Paris, Joseph reprit son travail à la bibliothèque et constata que des troubles psychiques recommençaient à se manifester en lui : idées fixes, insomnies, angoisses, paranoïa ... Il retourna donc au centre médical voir le docteur Doujet qui lui prescrivit de nouveaux médicaments et lui expliqua que ses troubles étant endogènes, il aurait probablement toujours besoin d'un traitement.
Un soir de fermeture à la bibliothèque, Joseph était seul à son poste d’accueil dans la salle de lecture des étudiants en première année. La lumière du jour commençait à baisser et il n'allait pas tarder à fermer. Dans ces moments de désœuvrement, il pensait à sa situation avec Marianne Broch, ce qu'en dirait un sociologue ou un quelconque intellectuel médiatique. A vrai dire Joseph distinguait trois stades dans l'évolution du discours des idées dans leur forme la plus popularisée. On pouvait raconter cette histoire de la façon suivante : Mai 1968, première vague d'intellectuels. Ils sont tous plus ou moins issus de Sartre. Majoritairement matérialistes et marxistes. Leur principale préoccupation était d'émanciper les gens de la société de consommation aliénante et d'autres anciennes formes de domination, comme le patriarcat, la religion … Séparés en deux courants principaux, les hédonistes et les révolutionnaires, qui ne s'entendaient pas sur les méthodes à employer, tous recherchaient des formes de vie alternatives, utopiques et loin des malheurs de l'époque. Arrivèrent les années 80. Les «nouveaux philosophes» apparurent dans les médias français : jeunes, élégants, parlant bien et clair. L'échec des sociétés marxisantes était leur idée et argument principal. Parallèlement, les notions d'efficacité, de réussite et de résultats concrets furent exaltées au rythme accéléré de la mondialisation marchande. Les fameux yuppies ou golden boys sont arrivés. Bret Eston Ellis a écrit American Psycho. L'économie néolibérale a triomphé, et les inégalités sociales explosé. Au début des années 2000. Le changement majeur est l'apparition de nouvelles technologies numériques. Beaucoup de gens ont été déçus par le néolibéralisme cynique et creux, mais n'ont pas voulu revenir aux vieilles idées utopiques des années 70. On distinguait alors trois types de personnes : 1. Les damnés de la terre, s'efforçant seulement de survivre. 2. Les salariés ordinaires, qui ont un confort matériel relatif, mais peinent à trouver un sens à leur vie. 3. Les maîtres : ils vivent dans des zones séparées, apparaissent uniquement sur les médias de masse et prescrivent à la population ce qui est bon ou mauvais. Cette partition des sociétés a produit deux effets secondaires majeurs: 1. Le succès grandissant des organisations sectaires comme dernier espoir pour trouver un sens à la vie : Scientologie, Trans-humanisme, syncrétismes divers ... 2. L'augmentation exponentielle de toutes sortes de pathologies mentales, à tous les niveaux de la société. Dans ce contexte, apparut un nouveau et dernier type d'intellectuels médiatiques français connus sous le nom de «déclinistes». On ne savait pas clairement s’ils voulaient retourner dans un âge d'or mythique ou s'ils prétendaient juste observer la désintégration du monde occidental à partir de leur tour d'ivoire et sombrer dans la mélancolie, arguant qu'il n'y avait rien d'autre à faire. Leur seul message était que c'était mieux avant, et que tout irait plus mal avant d’aller mieux, pour autant que nous survivions. Fin de l'histoire. Il est temps d'éteindre les lumières, pensa Joseph, de fermer la bibliothèque et de vaquer aux occupations habituelles de la vie quotidienne.
A ce stade du récit, le sympathique et miséricordieux lecteur imaginera peut-être Joseph dans un état de plénitude et de résilience, comme disent les psychanalystes, tel que le reste de sa vie ne puisse se dérouler que paisiblement, en une série de séquences sans grand éclat certes, mais non dénuées d'une calme brillance comparable à la lumière apaisante des soleils d'une fin d'après-midi d'automne, mixture de rouge, d'orange et de violet évoquant simplement l'idée que le jour avec ses tracas et ses devoirs est presque terminé et que l'âme de tout un chacun peut enfin, libérée des plus dures contraintes, vaquer à d'agréables rêveries et contempler avec satisfaction la lenteur des nuages à s’assombrir. Joseph avait trouvé une forme d'amour qui correspondait à ses attentes : ni trop exclusive, ni trop éthérée, dans laquelle son destin et celui de Marianne Broch pouvait se couler sans débordements ni sécheresses, à bonne distance du bonheur. Son travail, bien que répétitif, ne lui déplaisait pas, et la vie semblait pouvoir se continuer comme un murissement plutôt qu'un vieillissement, à mesure que les années passeraient, telles les longs et pesants wagons d'un train de marchandises traversant la campagne verdoyante.
Une fois par mois, les parents de Joseph venaient de leur banlieue lui rendre visite à son studio de Gambetta pour s'assurer que tout allait bien et qu'il ne retombait pas dans ses anciennes erreurs. Bien que Joseph vécût ces visites comme une inspection quelque peu contraignante, il ne les détestait pas car elles étaient l'occasion de voir ses vieux parents et d'échanger avec eux les dernières nouvelles lors d'un repas dans un petit restaurant du quartier, avant d'aller prendre le café au studio puis de les raccompagner à la station de taxi. A la Bibliothèque, il descendait souvent prendre des pauses café au jardin botanique de l'université, lieu de paix et de verdures épanouies dans lesquelles il aimait à se perdre, tout pensif devant la variété des fleurs, des plantes et des arbres qui parsemaient la vaste cours intérieure. Comme la simple contemplation d'une pâquerette jaune et blanche se détachant sur l'herbe verte avait le pouvoir quasi magique de faire s'évader son imagination vers d'autres mondes plus simples où les contrariétés matérielles de la vie ne seraient plus même concevables ! Il sirotait son chicoré café et fumait une cigarette en pensant à Marianne. La vie était là, calme et tranquille.
Parfois, ils allaient au restaurant dans le quartier des Goblins ou bien voir une exposition ou un film au cinéma et c'était toujours un plaisir de partager de tels moments. Cependant, une ombre grandissait à l'horizon du ciel de Joseph : il constatait avec une trouble insatisfaction sa stérilité presque totale en matière artistique. Il n'écrivait plus, pianotait un peu sur un clavier pour se consoler, mais n'avait plus de projet d'une quelconque envergure, ne se sentait plus poète ni artiste. Ne pouvait-on pas vivre tranquillement sans se torturer l'esprit pour créer une œuvre ? Ne suffirait-il pas de rêver cette œuvre parfaite plutôt que de se cogner la tête contre les murs à essayer de l'atteindre sans jamais y parvenir ? Quand il entendait des artistes confirmés s'exprimer sur leur création ou d'autres sujets, Joseph avait l'impression que leurs mots sonnaient faux et creux, ne rendaient pas compte de la violence aveugle et désespérante du désir de créer, n'étaient qu'un discours convenu chargé de donner le change à des journalistes ineptes. Marianne, elle, continuait régulièrement à écrire ses romans et ses poésies sans se décourager des refus et absences de réponse des éditeurs. Chaque jour, elle travaillait aussi consciencieusement son piano, utilisant au maximum le temps libre dont elle disposait, ce qui suscitait l'admiration de son compagnon, lui qui passait tant de temps à ne rien faire et à se plaindre de son ennui.
La mère de Marianne avait le même âge que les parents de Joseph : 80 ans. Elle vivait paisiblement dans une petite maison de Clamart, sa vie ponctuée d'activités telles qu’en ont les vieilles personnes : cercle de lecture, un peu de bénévolat pour une radio locale catholique, plus les tâches quotidiennes du tout-venant. Joseph s'étonnait toujours du dynamisme de cette femme âgée et de son intérêt pour les affaires du temps présent. Sur tout ou presque, elle semblait avoir une opinion nette et bien tranchée, particularité lui venant peut-être de son défunt mari, militaire à la retraite décédé il y avait quelques années. Parfois Joseph venait à Clamart déjeuner avec Marianne et sa mère. Il se sentait un peu extérieur à cette vie comme en retrait, lui qui habitait un quartier populaire de la grande ville, et ne tardait jamais à revenir à Paris, pris par une sorte de manque de la sève vitale qui coulait si fort dans les artères de la capitale. Lorsque le mois de septembre 2017 arriva, Joseph et Marianne partirent cinq jours à la Baule en résidence dans un hôtel proche de la plage. Depuis plusieurs semaines, Joseph avait cessé de prendre ses médicaments psychotropes et pensait avoir laissé derrière lui une longue période de quinze années sous traitement.
Le trajet en TGV de Paris à la Baule s'effectua sans encombre en trois heures et rappela à Joseph quelques vers d'un poème de Houellebecq lu il y a longtemps :
Nous roulons protégés dans l'égale lumière
Au milieu de collines remodelées par l'homme
Et le train vient d'atteindre sa vitesse de croisière
Nous roulons dans le calme, dans un wagon Alsthom
A la Baule, l'hôtel se trouvait dans un quartier résidentiel dont l'architecture et la décoration kitsch des maisonnettes rappelait le Village, dans la série Le prisonnier, ou bien un dessin animé de Disney. Bonjour chez vous ! Il ne manquait que le Rodeur pour attraper des promeneurs récalcitrants. L'hôtel était très propre et convenable, mais malheureusement une musique d'ambiance électronique peu agréable diffusée dans les parties communes, salles à manger ... ne donnait pas envie de s'y attarder. Un matin Joseph s'assit dans un canapé de la salle de séjour principale et consulta quelques journaux et magazines posés sur une table basse. On y voyait toujours les mêmes têtes et y brassait toujours le même brouet de pensées et d'idées : Trump, Poutine, Macron, Mélenchon, réchauffement climatique, conflits en Syrie, Israël-Palestine, terrorisme, hausse des prix ... Comment, devant un tel magma, ne pas repenser à un haïku de Bashô, dans sa simplicité merveilleuse :
Poètes émus par les cris des singes
entendez-vous l’enfant abandonné
dans le vent d’automne ?
ou au triste constat d'Hölderlin :
Il ne peut vivre et demeurer dans le poème.
C’est dans le monde qu’il vit et demeure.
La plage d'une dizaine de kilomètres de long était presque déserte en ce milieu de septembre et on ne se lassait pas de contempler l'horizon nuageux transfiguré par la lumière du soleil froid de fin de saison, ainsi que les vagues se redéployant sans cesse et caressant le sable immaculé de leurs mains écumeuses et vaporeuses. Joseph repensa à un roman de Richard Matheson, Le jeune homme, la mort et le temps, un des premiers livres qui l'avait marqué durant son adolescence. Plus tard, il apprendrait qu'on appelle cette impression d'infini et de vertige : le Romantisme. Au casino il joua et perdit un billet de dix euros et pensa qu'il aurait mieux fait de le brûler sur la plage. Les cinq jours de vacance s'écoulèrent tranquillement, ponctués de ballades en bord de mer et de repas bien arrosés. De retour à Paris, Joseph reprit son travail à la bibliothèque et constata que des troubles psychiques recommençaient à se manifester en lui : idées fixes, insomnies, angoisses, paranoïa ... Il retourna donc au centre médical voir le docteur Doujet qui lui prescrivit de nouveaux médicaments et lui expliqua que ses troubles étant endogènes, il aurait probablement toujours besoin d'un traitement.
Un soir de fermeture à la bibliothèque, Joseph était seul à son poste d’accueil dans la salle de lecture des étudiants en première année. La lumière du jour commençait à baisser et il n'allait pas tarder à fermer. Dans ces moments de désœuvrement, il pensait à sa situation avec Marianne Broch, ce qu'en dirait un sociologue ou un quelconque intellectuel médiatique. A vrai dire Joseph distinguait trois stades dans l'évolution du discours des idées dans leur forme la plus popularisée. On pouvait raconter cette histoire de la façon suivante : Mai 1968, première vague d'intellectuels. Ils sont tous plus ou moins issus de Sartre. Majoritairement matérialistes et marxistes. Leur principale préoccupation était d'émanciper les gens de la société de consommation aliénante et d'autres anciennes formes de domination, comme le patriarcat, la religion … Séparés en deux courants principaux, les hédonistes et les révolutionnaires, qui ne s'entendaient pas sur les méthodes à employer, tous recherchaient des formes de vie alternatives, utopiques et loin des malheurs de l'époque. Arrivèrent les années 80. Les «nouveaux philosophes» apparurent dans les médias français : jeunes, élégants, parlant bien et clair. L'échec des sociétés marxisantes était leur idée et argument principal. Parallèlement, les notions d'efficacité, de réussite et de résultats concrets furent exaltées au rythme accéléré de la mondialisation marchande. Les fameux yuppies ou golden boys sont arrivés. Bret Eston Ellis a écrit American Psycho. L'économie néolibérale a triomphé, et les inégalités sociales explosé. Au début des années 2000. Le changement majeur est l'apparition de nouvelles technologies numériques. Beaucoup de gens ont été déçus par le néolibéralisme cynique et creux, mais n'ont pas voulu revenir aux vieilles idées utopiques des années 70. On distinguait alors trois types de personnes : 1. Les damnés de la terre, s'efforçant seulement de survivre. 2. Les salariés ordinaires, qui ont un confort matériel relatif, mais peinent à trouver un sens à leur vie. 3. Les maîtres : ils vivent dans des zones séparées, apparaissent uniquement sur les médias de masse et prescrivent à la population ce qui est bon ou mauvais. Cette partition des sociétés a produit deux effets secondaires majeurs: 1. Le succès grandissant des organisations sectaires comme dernier espoir pour trouver un sens à la vie : Scientologie, Trans-humanisme, syncrétismes divers ... 2. L'augmentation exponentielle de toutes sortes de pathologies mentales, à tous les niveaux de la société. Dans ce contexte, apparut un nouveau et dernier type d'intellectuels médiatiques français connus sous le nom de «déclinistes». On ne savait pas clairement s’ils voulaient retourner dans un âge d'or mythique ou s'ils prétendaient juste observer la désintégration du monde occidental à partir de leur tour d'ivoire et sombrer dans la mélancolie, arguant qu'il n'y avait rien d'autre à faire. Leur seul message était que c'était mieux avant, et que tout irait plus mal avant d’aller mieux, pour autant que nous survivions. Fin de l'histoire. Il est temps d'éteindre les lumières, pensa Joseph, de fermer la bibliothèque et de vaquer aux occupations habituelles de la vie quotidienne.