l'endroit où on ne se quitte pas
J’étais ce soir-là comme chaque soir à ma fenêtre, où j’ai installé un fauteuil, en retrait, on ne peut pas me voir. Je reste une demi-heure, une heure, un livre sur les genoux, à regarder les gens passer en bas, le temps qu’ils traversent la portion de rue visible. C’est ma forme de contemplation. Je ne me pose pas beaucoup de questions à leur sujet, je crois que ce qui me fait du bien c’est qu’ils soient tous si différents, et qu'ils passent.Comme je vis dans une rue commerçante, il y a peu d’habitués. De toute façon ce n’est pas ce que je cherche, ni à deviner la vie de tel ou tel. Je cherche une sorte de voyage, où je ne suis pas celui qui bouge.
C’était le printemps, il faisait encore jour, j’ai été soudain frappé par l’allure d’une passante. Elle avait une trentaine d’années, mince, vêtue sans recherche, en baskets. Elle n’était pas belle, ni remarquable, mais je me suis penché pour la suivre plus longtemps, sans pouvoir définir les raisons de mon intérêt. C’est seulement une fois couché, dans le noir, que j’ai réalisé : ce qui m’avait frappé c’était sa coiffure particulière : une lourde frange, divisée sur le front, dont les extrémités descendaient devant ses oreilles découvertes, le reste de la chevelure serré en un chignon plutôt maigre. Aucune femme à ma connaissance n’est coiffée ainsi aujourd’hui.
Elle est repassée tous les jours de la semaine, et je suivais son profil, ses oreilles nues et sa frange, mais aussi sa façon de marcher, bien droite, à foulées régulières. Elle ne regardait pas les vitrines, elle occupait bien le trottoir.
Le samedi soir elle s’est arrêtée devant ma fenêtre et a levé les yeux. Je n’ai pas eu le temps de reculer. Elle avait un visage de chat. On est restés ainsi deux secondes, puis elle a repris sa marche et disparu. J’ai vu mon reflet dans la vitre, mon pâle visage.
Je ne suis pas un solitaire, je travaille avec pas mal de gens. Je suis professeur d'anglais, j'ai choisi de quitter l'éducation nationale. Je ne gagne pas grand-chose mais ça me va. Je ne me décide pas à prendre ma retraite.
Ce dimanche-là, je suis parti à la campagne avec mon fils et mon petit-fils. Il est séparé de sa jeune femme, et pas fâché je crois de ma présence pour l'aider à s'occuper de son garçon. On est allé dans une petite ville ensommeillée, ensoleillée, construite sur une sorte de plateau en forme de V, qui surplombe une vallée. La ville était autrefois fortifiée, il reste des tours, un long parapet au-dessus du vallon verdoyant, la route et la rivière en contrebas. Nous avons mangé dans un snack, puis nous avons fait le tour de la ville. Penché sur le parapet, j’ai regardé un long moment les maisons construites sur le versant opposé, les forsythias naïfs qui éclataient dans les jardins, les buissons comme une buée verte. L'enfant dormait dans sa poussette, mon fils regardait avec moi, accoudé. Je suis veuf depuis six ans.
La jeune femme est repassée le lundi, le mardi et le mercredi suivants mais elle n'a pas levé les yeux. Dès qu'elle sortait de mon champ de vision je me levais et je commençais à préparer le dîner. Je pensais aux adolescents à qui j'apprends l'anglais, dans une association d'aide aux devoirs. Des adultes aussi, des chômeurs ou des gens qui veulent se reconvertir.
Chaque année je passe un mois en Angleterre, pour me replonger dans les sonorités de cette langue que j'aime tant, dans la nonchalance de cette population dont tant de corps et de visages semblent avoir été modelés par un artiste maladroit. Chair blanche, cheveux ternes, et pourtant quelque chose m'attire sensuellement dans les longs bras des femmes anglaises, leurs mains osseuses ou au contraire si souples et fuselées. J'y ai cédé deux fois et pris beaucoup de plaisir. Sans doute quelque chose de ma jeunesse reste attaché à ce peuple, la fin des années soixante, les lourdes franges de l'époque sur les fronts des garçons et des filles. Une impertinence rageuse face aux règles sociales d’alors. Je suis ému par les restes du passé très ancien qui existent encore là-bas, qui n'ont jamais cessé de vivre, des lieux qui n’ont jamais cessé d'être utilisés - comme un texte élisabéthain délivre toujours sa tranchante pertinence, sa riche palette.
Il y avait de filles coiffées comme ma passante, dans ces années-là. Je repense à ce film : « If », au jeune acteur au visage de faune, qui devait ensuite jouer le rôle principal d’ « Orange mécanique ».
Le jeudi j'ai fait un rêve : j'étais assis mais je roulais en arrière. Au-dessus de moi flottait le visage de la jeune femme, qui ne me regardait pas. En baissant les yeux j'ai vu que ses pieds marchaient sur une sorte de tapis roulant, indéfini, de la couleur de l'asphalte J'étais en poussette ! Soudain j'ai vu mon immeuble, ma fenêtre. Il y avait, un peu en retrait, le visage de mon sévère mon grand-père, qui me lançait du bout des doigts un baiser !
Dans mon rêve, j'ai pleuré. L'eau de mes larmes coulait misérablement jusqu'au trottoir, et un grand chien au nez pointu les léchait en nous suivant.
Juste à la fin du rêve la femme a tourné vers moi son visage, ses yeux bruns à la forme particulière, avec un repli de la paupière du haut. J'ai aimé énormément ce rêve.
Au réveil, l’image du chien m'a fait repenser à un tableau de la Renaissance : « Deux dames vénitiennes », de Vittore Carpaccio, dont j’ai la reproduction devant mon bureau. La même coiffure presque, le profil à l'oreille découverte, et cette expression absente qu'elles ont, regard dans le vide, l’une tenant une badine qu’un chien mord et tire.
La semaine suivante je ne l’ai pas revue. Regarder les gens ne m'intéressait plus trop. J'étais fatigué, j’ai regardé les infos à la télé.
Le mardi je suis allé à nouveau consulter mon médecin spécialiste pour cette maladie du sang qui dort dans le fond de mes cellules, ne se manifeste pas, et qu'on tient en respect par des médicaments au prix extravagant. Tout est ok m'a-t-il dit.
J'ai décidé de renoncer à mes stations derrière la fenêtre.
à suivre
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