Bon chien chasse de race
Les collectionneurs sont des gens souvent passionnants, quand ils vous parlent de leurs trouvailles, avec cet enthousiasme naïf qui les fait ressembler à de grands enfants.
C’est spécial d’être la dernière personne vivante de sa famille…je pensais à ça dans le train, en regardant à travers les vitres striées de gouttes le sombre paysage fuyant, la vallée, les forêts presque noires, cachées très bas par un brouillard épais. L’avantage bien sûr c’est qu’on n’est pas obligé de partager les héritages.
Papa était de la DDASS, grande famille où les héritages ne sont pas du genre monnayables. Et Maman fille unique bien entendu (on se demandait même comment elle avait fait pour naître, quand on voyait papy Gérard et mamie Lorraine). Ils n’avaient pas non plus réitéré l’erreur après m’avoir eu. Je n’étais pas très valorisant j’imagine.
C’était spécial aussi de revenir ici. Vous êtes peut-être allés au ski, vous avez adoré les grandes parois grises, le ciel bleu dur, les sapins et les rhododendrons dans la neige. Mais avant ça, vous avez traversé des longues vallées brunes, aplaties, bouchées. Des vallées sillonnées de poids lourds, avec des hypermarchés crades, des usines de la couleur des matériaux qu’elles fabriquent et des bancs de graviers. Des routes, des trains, des tunnels et des viaducs. Ma petite ville était dans une de ces vallées, et je m’étais dépêché de fuir dès que possible.
Mais là j’avais pas trop le choix. Un chômeur en fin de droits qui regarde les trottoirs comme une échéance possible ne dit pas non quand il hérite d’une maison. Dans la foulée, j’avais même presque trouvé un CDI de gardiennage. Alors j’étais dans ce train, retour au pays natal.
Je n’ai pas eu de mal à retrouver la maison, une baraque cubique qui n’avait pas changé, juste un peu plus grise et plus écaillée, le jardin en brousse, la rue toujours aussi déserte. Mamie y avait passé ses dernières années, après avoir enterré tous les autres ; j’étais revenu chaque fois pour les obsèques, les siennes aussi. Le notaire m’avait demandé si je voulais garder les meubles, et je m’étais dit « pourquoi pas, on va voir ». J’ai commencé à explorer la maison, farfouiller. Se retrouver face à tout ça c’était comme une plongée, mais pas vraiment nostalgique. Plutôt le genre semelles de plomb, qui ne vous arrange pas l’humeur.
Elle avait récupéré pas mal de meubles de ma mère, tout était encombré et presque tout inutile. J’ai trouvé les albums photos et je me suis assis dans la cuisine pour regarder le passé. Me revoir moi surtout : le petit gamin que j’étais au début, plutôt clown, rigolard, pas compliqué. Et puis au fil des années ça se gâtait : visage trop blanc, regard torve. Et l’album s’arrêtait, comme l’avaient fait les rares repas de famille : quand papa s’est disputé avec mamie, ça a été fini et les photos aussi. Il n’y avait plus rien à immortaliser.
J’ai passé l’automne à fouiller méthodiquement, évacuer ce qui ne servirait jamais. Je ne faisais pas de projet de déco, ce n’est pas mon genre. Je regardais dans tous les coins comme si j’avais oublié quelque chose, j’ai trouvé pas mal de petits repères cachés.
Par exemple il y avait un tissu très sec punaisé derrière une des armoires, qui faisait comme un ventre. Rien qu’en glissant le doigt j’ai pu le déchirer et accéder au secret du meuble. Des liasses de papier craquant et sale, des lettres avec leur enveloppe, des pages de journaux, des photos au bord dentelé portant des sourires fixes et des raies sur le côté. Tout ça sentait la France des années soixante, les coiffeurs pour homme en blouse blanche, les jupes droites au-dessous du genou, bref, la préhistoire. C'est mamie Lorraine qui les avait cachées là, mamie Lorraine aimait beaucoup cacher des choses. Mais il faut dire que si Mamie Lorraine aimait cacher, papy Gérard aimait voler. Et quand on est facteur pendant 30 ans, on en a largement l'occasion.
Des liasses de vieux mandats que j'avais retrouvés entre les spires du canapé et le tissu vert, luisant aux angles. Soustraits par pure méchanceté à des gens un peu perdus, j’imagine. Et rarement, pour ne pas éveiller les soupçons.
Il y avait des petits colis, ficelle et papier kraft, des cadeaux naïfs, ouverts puis refermés, planqués dans la cheminée désaffectée, ou dans le four de la vieille cuisinière du sous-sol. Et puis les lettres, toutes adressées à des gens différents, cachet de la poste faisant foi. Ouvertes aussi bien sûr.
La série intéressante (il n'y avait qu'une vraie série) était un échange entre Melle Martine Loriot, 5 route de Verras et Monsieur François Rossi, 18 rue Gambetta. Je m'attendais à des lettres d'amour un peu salées, mais ce n'était pas ça.
Mes grands-parents étaient des pros, ils ouvraient avec soin toutes les lettres, à la vapeur sûrement, en recopiaient certaines puis les distribuaient à leur destinataire, mais ils en gardaient d’autres. Ainsi on avait toute la suite, on devinait l’histoire. Melle Martine était une maligne, elle faisait chanter un prof de piano qui avait eu la mauvaise idée de lui poser la main sur la cuisse (ou plus loin, ou pire ? – elle parlait d’outrages) un soir de leçon particulière. Un petit chantage, pour quelques dizaines de francs à chaque fois. Les deux derniers envois avaient été retenus par mon couple d'ancêtres : il y avait encore les beaux billets périmés, qu'ils s'étaient bien gardés d'utiliser - des billets magiques, des fétiches, des prises de guerre. Les lettres étaient savamment ponctionnées, histoire de faire monter la sauce. La Martine s'énervait, le prof bredouillait qu'il avait payé, on sentait l'adrénaline qui suintait des mots hachés, du stylo baveux, des points d'exclamation. La dernière était très courte, griffonnée, menaçante.
(À suivre)
C’est spécial d’être la dernière personne vivante de sa famille…je pensais à ça dans le train, en regardant à travers les vitres striées de gouttes le sombre paysage fuyant, la vallée, les forêts presque noires, cachées très bas par un brouillard épais. L’avantage bien sûr c’est qu’on n’est pas obligé de partager les héritages.
Papa était de la DDASS, grande famille où les héritages ne sont pas du genre monnayables. Et Maman fille unique bien entendu (on se demandait même comment elle avait fait pour naître, quand on voyait papy Gérard et mamie Lorraine). Ils n’avaient pas non plus réitéré l’erreur après m’avoir eu. Je n’étais pas très valorisant j’imagine.
C’était spécial aussi de revenir ici. Vous êtes peut-être allés au ski, vous avez adoré les grandes parois grises, le ciel bleu dur, les sapins et les rhododendrons dans la neige. Mais avant ça, vous avez traversé des longues vallées brunes, aplaties, bouchées. Des vallées sillonnées de poids lourds, avec des hypermarchés crades, des usines de la couleur des matériaux qu’elles fabriquent et des bancs de graviers. Des routes, des trains, des tunnels et des viaducs. Ma petite ville était dans une de ces vallées, et je m’étais dépêché de fuir dès que possible.
Mais là j’avais pas trop le choix. Un chômeur en fin de droits qui regarde les trottoirs comme une échéance possible ne dit pas non quand il hérite d’une maison. Dans la foulée, j’avais même presque trouvé un CDI de gardiennage. Alors j’étais dans ce train, retour au pays natal.
Je n’ai pas eu de mal à retrouver la maison, une baraque cubique qui n’avait pas changé, juste un peu plus grise et plus écaillée, le jardin en brousse, la rue toujours aussi déserte. Mamie y avait passé ses dernières années, après avoir enterré tous les autres ; j’étais revenu chaque fois pour les obsèques, les siennes aussi. Le notaire m’avait demandé si je voulais garder les meubles, et je m’étais dit « pourquoi pas, on va voir ». J’ai commencé à explorer la maison, farfouiller. Se retrouver face à tout ça c’était comme une plongée, mais pas vraiment nostalgique. Plutôt le genre semelles de plomb, qui ne vous arrange pas l’humeur.
Elle avait récupéré pas mal de meubles de ma mère, tout était encombré et presque tout inutile. J’ai trouvé les albums photos et je me suis assis dans la cuisine pour regarder le passé. Me revoir moi surtout : le petit gamin que j’étais au début, plutôt clown, rigolard, pas compliqué. Et puis au fil des années ça se gâtait : visage trop blanc, regard torve. Et l’album s’arrêtait, comme l’avaient fait les rares repas de famille : quand papa s’est disputé avec mamie, ça a été fini et les photos aussi. Il n’y avait plus rien à immortaliser.
J’ai passé l’automne à fouiller méthodiquement, évacuer ce qui ne servirait jamais. Je ne faisais pas de projet de déco, ce n’est pas mon genre. Je regardais dans tous les coins comme si j’avais oublié quelque chose, j’ai trouvé pas mal de petits repères cachés.
Par exemple il y avait un tissu très sec punaisé derrière une des armoires, qui faisait comme un ventre. Rien qu’en glissant le doigt j’ai pu le déchirer et accéder au secret du meuble. Des liasses de papier craquant et sale, des lettres avec leur enveloppe, des pages de journaux, des photos au bord dentelé portant des sourires fixes et des raies sur le côté. Tout ça sentait la France des années soixante, les coiffeurs pour homme en blouse blanche, les jupes droites au-dessous du genou, bref, la préhistoire. C'est mamie Lorraine qui les avait cachées là, mamie Lorraine aimait beaucoup cacher des choses. Mais il faut dire que si Mamie Lorraine aimait cacher, papy Gérard aimait voler. Et quand on est facteur pendant 30 ans, on en a largement l'occasion.
Des liasses de vieux mandats que j'avais retrouvés entre les spires du canapé et le tissu vert, luisant aux angles. Soustraits par pure méchanceté à des gens un peu perdus, j’imagine. Et rarement, pour ne pas éveiller les soupçons.
Il y avait des petits colis, ficelle et papier kraft, des cadeaux naïfs, ouverts puis refermés, planqués dans la cheminée désaffectée, ou dans le four de la vieille cuisinière du sous-sol. Et puis les lettres, toutes adressées à des gens différents, cachet de la poste faisant foi. Ouvertes aussi bien sûr.
La série intéressante (il n'y avait qu'une vraie série) était un échange entre Melle Martine Loriot, 5 route de Verras et Monsieur François Rossi, 18 rue Gambetta. Je m'attendais à des lettres d'amour un peu salées, mais ce n'était pas ça.
Mes grands-parents étaient des pros, ils ouvraient avec soin toutes les lettres, à la vapeur sûrement, en recopiaient certaines puis les distribuaient à leur destinataire, mais ils en gardaient d’autres. Ainsi on avait toute la suite, on devinait l’histoire. Melle Martine était une maligne, elle faisait chanter un prof de piano qui avait eu la mauvaise idée de lui poser la main sur la cuisse (ou plus loin, ou pire ? – elle parlait d’outrages) un soir de leçon particulière. Un petit chantage, pour quelques dizaines de francs à chaque fois. Les deux derniers envois avaient été retenus par mon couple d'ancêtres : il y avait encore les beaux billets périmés, qu'ils s'étaient bien gardés d'utiliser - des billets magiques, des fétiches, des prises de guerre. Les lettres étaient savamment ponctionnées, histoire de faire monter la sauce. La Martine s'énervait, le prof bredouillait qu'il avait payé, on sentait l'adrénaline qui suintait des mots hachés, du stylo baveux, des points d'exclamation. La dernière était très courte, griffonnée, menaçante.
(À suivre)