Bon chien chasse de race (fin)

par seyne, dimanche 11 novembre 2018, 10:00 (il y a 2204 jours) @ seyne

Les rêves ont changé de forme, j’avais entendu des histoires de la dame blanche, alors elle était habillée de voiles et elle apparaissait. Dans le rêve il y avait un sentiment de malheur sans remède, pour elle, pour moi. Ou bien c’était des rêves où on tuait des femmes derrière la maison. Jamais personne n’en a entendu parler, de ces rêves, pourtant j’en faisais presque toutes les nuits à un moment. C’était une sale époque. Les parents ne se parlaient pratiquement plus, jusqu’au jour où Papa est parti…pour revenir deux mois plus tard, mais c’était pire encore après. Maman sortait avec ses copines, je restais souvent seul le soir à regarder des idioties à la télé jusqu’à ce que je m’endorme dans le canapé. Je ne travaillais pratiquement plus. Et je n’avais pas envie non plus d’aller chez Papy et Mamie, je ne les avais jamais aimé, sans savoir bien pourquoi. Ils calculaient tout. Et ils ne m’aimaient pas non plus.

Les copains et moi on a suivi chacun son itinéraire. On a cessé de se voir, on n’était plus dans la même classe et on s’évitait. Le peu d’énergie que je mettais au travail, de plus en plus je l’ai consacré à frauder. Parce que c’était un peu comme un jeu ? Je ne sais pas, j’en avais envie. Les anti-sèches, les savants gommages et réécritures sur le carnet de notes, les fausses signatures des parents, le cahier qu’on a oublié, les devoirs dissimulés, le pompage sur le voisin. Toutes ces stratégies n’ont bientôt eu aucun secret pour moi, et à ma façon je suis devenu un virtuose. Bien entendu cette virtuosité a eu ses limites et du coup ma scolarité aussi. L’idée d’apprendre et de réciter me bloquait l’estomac, les exercices dans les cahiers pleins de lignes, et de marges rouges, écouter la maîtresse, c’était devenu une torture, un dégoût. Mais quel plaisir de trouver le joint, la stratégie, le bricolage secret, le risque d’être pris, et même la colère qui s’abat, le regard méchant des adultes quand ils ont été les plus malins, qu’ils sont sûrs. Leur façon de me regarder, elle ne changeait plus après.

Etienne a redoublé, et moi je faisais du foot, je n’avais plus envie de courir les rues. Chaque fois que je croisais les autres, je repensais à ces morceaux, à la vase sous l’eau grise, à la femme qu’on n’avait jamais vue en entier, à leur façon de chercher accroupis ou pliés en deux, à l’excitation quand on avait trouvé, et leurs visages me semblaient comme des rats. Un an plus tard Guy a eu un accident de vélo, il est carrément passé sous un poids lourd. Pas besoin de découpeur pour lui j’ai pensé quand on m’a raconté la scène. Et Etienne, lui, c’est l’alcool qui l’a eu bien plus tard : dès la puberté, dès qu’il a eu accès à un peu d’argent, il n’avait plus qu’une idée, se saouler. Je n’ai jamais vu un ivrogne si jeune, la peau rouge, les yeux plissés. Ça m’étonnerait qu’il ait fait de vieux os. Philippe, lui, il a changé d’école parce que ses parents avaient déménagé. On ne le voyait plus jamais, ou seulement de loin au hasard d’un magasin. C’est sans doute parce que ses parents étaient riches qu’il a continué à bien travailler et qu’il est devenu agent immobilier, bonne situation, etc. Mais les agents immobiliers, c’est souvent des truqueurs, non ? Et lui non plus il n’avait rien dit à ses parents.
Je crois que c’est l’entrée au collège qui m’a fait oublier tout ça. J’ai vraiment complètement oublié, il a fallu cette lettre pour que les souvenirs reviennent. Il y avait des intérêts différents : les filles, trouver de l’argent.


J’ai passé la soirée à lire les lettres - les autres, sans cesser de penser à Martine et son prof, à mes copains, me rappeler comment ils étaient. Assis sur le canapé avec sa grande déchirure au milieu, je lisais distraitement, je réfléchissais sans m’en rendre compte. Je me sentais assez mal, comme s’il y avait quelque chose à faire qu’on n’avait pas fait, et qu’alors tout était resté suspendu et venimeux dans l’atmosphère de cet automne et de l’hiver suivant. Je pensais à la morte, les voiles de la dame blanche avaient disparu, et aussi le chagrin pour elle. Je la voyais comme une femme qui avait eu ce qu’elle méritait, une femme pleine de haine, on le sentait dans les lettres. Elle ne serait jamais allée porter plainte, bien sûr, les gendarmes étaient pas très accueillants à l’époque. Je revoyais la cabane, le bocal. J’ai du mal à me faire une idée sur le pianiste : il avait l’air très effrayé dans les lettres, mais la suite de l’histoire donne à réfléchir.
Et puis au fur et à mesure que la soirée s’avançait, j’ai commencé à penser autrement, et à me sentir mieux. Je me suis demandé si ce professeur de piano était toujours vivant, s’il habitait toujours rue Gambetta. Il faisait bien froid dehors mais j’ai quand même enfilé ma parka et je suis parti dans la nuit. En dix minutes j’étais dans la rue, rasant un peu les murs bien que l’absence totale de passants et les volets fermés rendent cela très inutile. Au numéro 18 c’était un autre nom sur la boîte. Je suis rentré, j’ai sorti le dernier annuaire. Un François Rossi était toujours en vie, il n’était pas sur liste rouge, il avait changé de quartier.

Il habite au centre ville maintenant, dans un immeuble d’allure prospère. Peut-être qu’il a fait un héritage ? Je me demande si mes intuitions sont justes. Je pourrais lui écrire une lettre, moi aussi.

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