Fin de vie, faim du monde

par soledad, mardi 04 juin 2019, 02:27 (il y a 2000 jours) @ seyne

Je regrette, mais là ce que tu me proposes est de renoncer à ma vision des choses ou à ma façon de les exprimer et je ne sais pas si j'en suis capable.
Ça me rappelle une anecdote, racontée par Picasso, sans vouloir comparer mes capacités d'expression avec les siennes. Il racontait comment il avait exposé, à la vente, son tableau "les demoiselles d'Avignon", sur les quais de la Seine. Une femme d'un milieu aisé, passa et repassa à plusieurs reprises devant le tableau. Elle finit par s'arrêter et lui demanda: Comment peut-on peintre des choses aussi laides?
Picasso, alors, lui aurait répondu: "Mais Madame, je ne l'ai pas peint pour vous".
On a souvent échangé sur les forums sur l'acte d'écrire, sur ce qu'est une norme d'écriture, sur la difficulté à exprimer non seulement ce que l'on pense mais comment 'on ressent, on perçoit, on est bousculés par une réalité. En vers ou en prose? Légers ou engagés? Intimistes ou à portée universelle? Neruda changea radicalement sa façon d'écrire et ses sujets au cours de sa vie, les agriculteurs de Solentiname proposèrent des œuvres qui traduisaient leur quotidien d'une naïveté déconcertante. Or, dans ce domaine, chacun est singulier et c'est justement cette singularité, cette diversité de mondes, que parfois je ne comprends pas, car je ne les soupçonne même pas. Ce foisonnement me fascine et me bouscule. Parfois ça me fait peur, d'autres ça m'ennuie, d'autres je me sens incapable d'entrer dans l'univers de l'écrivain... Je pense aussi que le moment et notre propre vécu sont importants. Alors, j'ai peut-être des choses à dire mais ne sais pas comment les dire...autrement?
Prenons le poème: "A mon père"
Un homme sous un arbre, au bord d'un oued, prie. Il est tout habillé de blanc. Il regarde le sol.
Ça, c'est la scène que tous pourraient voir.
Comment expliquer en quelques mots que je communie avec un homme qui m'adopta. Comment rendre accessible le fait qu'il répartissait les pluies, guérissait, conduisait sa tribu et défendait les territoires? Le dernier d'une lignée de 31 enfants, tous garçons (dit la légende) nés de 4 femmes différentes, il parlait aux animaux, lisait dans les étoiles connaissait les secrets de "l'eau cachée". Retranscrire son mythe demanderait des centaines et des centaines de pages...dois-je renoncer à tenter de traduire un univers où connaissance, sagesse, humanité et magie cohabitent instantanément? Alors, oui, je ne sais peut-être pas le faire comme je devrais mais, même maladroitement, je m'efforce de faire exister un peuple à travers une langue qui ne leur appartient pas et de partager la complexité de leur univers avec d'autres humains.
Même chose pour le texte sur la biennale de Fort Cochin. Cette année, le thème était le fin du monde et 80 % des œuvres exposées par des artistes indiens portaient sur le chaos.
L'ère de Shiva, l'ère de la destruction. Comment le traduire avec ce que je suis autrement que comme j'essaye de le faire si ce n'est en décrivant les destructions tant intérieurs qu'extérieurs infligées par Shiva?
Le fait que je pèse mes mots produit peut-être un effet emphatique voire prétentieux, alors que ce que je recherche n'est pas que "la beauté" du mot, mais le sens qu'il porte et son agencement avec les autres mots.
Je regrette donc que "le chemin", pour reprendre tes mots, que je propose, ne corresponde pas aux itinéraires que tu apprécies ou à tes attentes. Peut-être qu'au fil des échanges on arrivera davantage à coïncider? Je l'espère, ça me ferait plaisir de t'offrir ce plaisir.

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