Sens dessus dessous : L’école du monde à l’envers / Eduardo Galeano

par au phil de la vie, jeudi 11 juillet 2019, 22:43 (il y a 1962 jours) @ 411

Les extraits sont à la suite en fait.

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ENIGMES

Qu’est-ce qui fait rire les têtes de mort ?

Qui est l’auteur des blagues sans auteur ? Qui est le petit vieux qui invente les blagues et les dissémine de par le monde ? Dans quelle cave se cache-t-il ? Pourquoi Noé a-t-il fait entrer des moustiques dans l’Arche ? Saint François d’Assise aimait-il aussi les moustiques ?

Les statues qui manquent sont-elles aussi nombreuses que les statues qui restent ?

Si la technologie de communication est de plus en plus développée, pourquoi sommes-nous chaque jour plus sourds et plus muets ?

Pourquoi personne, pas même le Bon Dieu, ne peut comprendre ce que disent les experts en communication ?

Pourquoi les livres d’éducation sexuelle te coupent-ils toute envie de faire l’amour pendant plusieurs années ?

Dans les guerres, qui vend les armes ?



POINTS DE VUE
1

Du point de vue du hibou, de la chauve-souris, du bohémien et du voleur, le crépuscule est l’heure du petit déjeuner.

La pluie est une malédiction pour le touriste et une bonne nouvelle pour le paysan.

Du point de vue des autochtones, ce qui est pittoresque, c’est le touriste.

Du point de vue des Indiens des îles Caraïbes, Christophe Colomb, avec son chapeau à plumes et sa cape de velours rouge, était un perroquet aux dimensions jamais vues.


2

Du point de vue du Sud, l’été du Nord est l’hiver.

Du point de vue d’un ver de terre, une assiette de spaghettis est une orgie.

Là où les hindous voient une vache sacrée, d’autres voient un gros hamburger.

Du point de vue d’Hippocrate, de Galien, de Maimonide et de Paracelse, il existait une maladie appelée indigestion, mais pas de maladie appelée faim.


3

Du point de vue de l’Orient du monde, le jour de l’Occident est la nuit.

En Inde, ceux qui portent le deuil sont vêtus de blanc.

Dans l’Europe antique, le noir, couleur de la terre féconde, était la couleur de la vie, et le blanc, couleur des os, était la couleur de la mort.

Selon les vieux sages de la région colombienne du Chocó, Adam et Eve étaient noirs, et noirs étaient leurs fils Caïn et Abel. Quand Caïn tua son frère d’un coup de bâton, la colère de Dieu tonna. Devant la furie du Seigneur, l’assassin pâlit de culpabilité et de peur, et il pâlit et pâlit tant qu’il demeura blanc jusqu’à la fin de ses jours. Nous, les Blancs, sommes tous fils de Caïn.


4

Si les saints qui ont écrit les Evangiles avaient été des saintes, comment se serait déroulée la première nuit de l’ère chrétienne ?

Saint Joseph, raconteraient les saintes, était de mauvaise humeur. Il était le seul à faire la tête dans cette crèche où l’enfant Jésus, nouveau-né, resplendissait dans son berceau de paille. Tous souriaient : la Vierge Marie, les petits anges, les bergers, les chèvres, le bœuf, l’âne, les mages venus d’Orient et l’étoile qui les avait conduits jusqu’à Bethléem. Tous souriaient, sauf un. Saint Joseph, assombri, murmura :

« Je voulais une fille. »



Le droit au délire

Un millénaire s’en va, un autre arrive.

Le temps se moque des limites que nous lui inventons pour croire qu’il nous obéit ; mais le monde entier célèbre et craint cette frontière.

L’occasion est propice pour que les orateurs pleins d’un feu de paroles pérorent sur le destin de l’humanité et pour que les porte-parole de la colère de Dieu annoncent la fin du monde et la désintégration générale, tandis que le temps poursuit, bouche cousue, sa randonnée au long de l’éternité et du mystère.

Pour être franc, personne n’y résiste : si arbitraire que soit cette date, chacun éprouve la tentation de s’interroger sur ce que seront les temps à venir. Mais qui pourrait le savoir ? Nous ne possédons qu’une seule certitude : nous sommes déjà des gens du siècle passé et, pis encore, du millénaire passé.

Pourtant, si nous ne pouvons deviner ce que sera l’époque, nous avons au moins le droit d’imaginer ce que nous voulons qu’elle soit.

En 1948 et en 1976, les Nations unies ont établi une longue liste des droits de l’homme ; mais l’humanité, dans son immense majorité, n’a que le droit de voir, d’écouter et de se taire.

Et si nous commencions à exercer le droit, jamais proclamé, de rêver ? Et si nous délirions durant quelques instants ?
Utopies

Nous allons porter les yeux au-delà de l’infamie, pour deviner un autre monde possible. Un autre monde où :

l’air sera exempt de tout poison qui ne viendra pas des peurs humaines et des passions humaines ;

dans les rues, les automobiles seront écrasées par les chiens ;

les gens ne seront pas conduits par l’automobile, ni programmés par l’ordinateur, ni achetés par le supermarché, ni regardés par la télé ;

le téléviseur cessera d’être le membre le plus important de la famille, et sera traité comme le fer à repasser ou la machine à laver ;

les gens travailleront pour vivre au lieu de vivre pour travailler ;

on introduira dans le code pénal le délit de stupidité, que commettent ceux qui vivent pour posséder ou pour gagner, au lieu de vivre tout simplement pour vivre, comme un oiseau chante sans savoir qu’il chante et comme un enfant joue sans savoir qu’il joue ;

on n’emprisonnera plus les jeunes qui refusent de faire leur service militaire, mais ceux qui veulent le faire ;

les économistes n’appelleront plus niveau de vie le niveau de consommation, et n’appelleront plus qualité de vie la quantité de choses ;

les chefs de cuisine ne croiront pas que les langoustes adorent être bouillies vivantes ;

les historiens ne croiront pas que les pays sont enchantés d’être envahis ;

les politiciens ne croiront pas que les pauvres sont enchantés de se nourrir de promesses ;

la solennité cessera de croire qu’elle est une vertu, et personne ne prendra au sérieux l’individu incapable de rire de lui-même ;

la mort et l’argent perdront leurs pouvoirs magiques, et le décès ou la fortune ne feront pas d’une canaille un homme vertueux ;

nul ne sera considéré comme un héros ou un imbécile parce qu’il fait ce qu’il croit juste au lieu de faire ce qui lui convient le mieux ;

le monde ne sera plus en guerre contre les pauvres, mais contre la pauvreté, et l’industrie de l’armement n’aura plus d’autre solution que de se déclarer en faillite ;

la nourriture ne sera pas une marchandise, ni la communication un commerce, parce que la nourriture et la communication sont des droits humains ;

nul ne mourra de faim, car nul ne mourra d’indigestion ;

les enfants de la rue ne seront plus traités comme s’ils étaient de l’ordure, car il n’y aura pas d’enfants de la rue ;

les enfants riches ne seront plus traités comme s’ils étaient de l’argent, car il n’y aura pas d’enfants riches ;

l’éducation ne sera pas le privilège de ceux qui peuvent la payer ;

la police ne sera pas la malédiction de ceux qui ne peuvent l’acheter ;

la justice et la liberté, sœurs siamoises condamnées à vivre séparées, seront à nouveau réunies, épaule contre épaule ;

une femme noire sera présidente du Brésil et une autre femme, noire, présidente des Etats-Unis ; une Indienne gouvernera le Guatemala et une autre le Pérou ;

en Argentine, les folles de la place de Mai – las locas de la plaza de Mayo – seront un exemple de santé mentale, car elles refusèrent d’oublier à l’époque de l’amnésie obligatoire ;

Notre Sainte Mère l’Église corrigera les erreurs des Tables de Moïse, et le sixième commandement ordonnera de fêter le corps ;

l’Église dictera aussi un autre commandement que Dieu avait oublié : « Tu aimeras la nature, dont tu fais partie » ;

les déserts du monde et les déserts de l’âme seront reboisés ;

les désespérés seront espérés et les égarés seront retrouvés, car ce sont eux qui se désespérèrent à force d’espérer et qui s’égarèrent à force de chercher ;

nous serons les compatriotes et les contemporains de tous ceux qui voudront la justice et qui voudront la beauté, quels que soient l’endroit où ils seront nés et l’époque où ils auront vécu, sans accorder aucune importance aux frontières de la géographie ou du temps ;

la perfection restera l’ennuyeux privilège des dieux, mais, dans ce monde fou et foutu, chaque nuit sera vécue comme si elle était la dernière et chaque jour comme s’il était le premier.

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