La place rouge tait vide
"La place rouge était vide, devant moi marchait Nathalie..." Le 45 tours de Gilbert Bécaud rayait immanquablement les 4 heures du matin.
Une semaine sur deux, cette même chanson réveillerait l’étranger chaque matin.
Avec la ponctualité d'un clairon suisse, son hôte faisait l'effort de mettre son réveil 5 minutes plus tôt pour lancer le tourne disques. "Il est important de commencer la journée en musique", avait décrété son ami d'enfance, arrière petit fils de musicien de l'orchestre philharmonique de Pest.
L'esprit et le ventre, embrumés jusqu'à la nausée, réclamaient soit un café chaud, soit la première cigarette (ou les deux) pour accepter une réalité abandonnée quelques heures auparavant après la fermeture de la dernière taverne.
L'étranger avalait d'un trait une tasse de café noir sirupeux, mordait dans une tartine de pain avec un morceau de salami, gobait une cuiller de miel conditionné dans un ourson en plastique translucide avec un ridicule bouchon jaune vissé sur la tête et il dégringolait, en bondissant par dessus les quatre dernières marches avant chaque palier, l'escalier de la vieille demeure bourgeoise accrochée à une colline d'un quartier cossu de Budapest.
À la mi-août, la pente qui mène jusqu'à la station de tram baille dans l'air frais de la nuit qui frissonne. Il ne doit pas se tromper. Il a suivi plusieurs fois l'itinéraire accompagné par son ami, repéré le numéro de la ligne qui le mènera jusqu'à Moskova Ter où il prendra le bus 17. Il devra ensuite descendre entre la caserne russe, un édifice massif avec une grande porte vitrée surmontée d'une gigantesque étoile rouge et le camp militaire hongrois.
Dans l'autobus bondé, cinq jeunes recrues transpiraient la palinka de la nuit, plaisantaient ou laissaient défiler les premiers frémissements des boulevards qui embuaient légèrement les fenêtres.
L'étranger évitait de stationner près des portes, restait dans le couloir central, voyageait toujours debout, empoignant fermement des deux mains la longue barre horizontale, tournait le dos aux voyageurs assis pour décourager toute forme de communication.
Il ne maîtrisait pas la langue, tout juste quelques phrases apprises par cœur, tout échange l'aurait trahi, d'autant plus qu'il lui aurait été difficile de justifier ses allers-retours quotidiens à heures fixes.
De l'autre côté du mur, rares étaient ceux qui tentaient l'expérience de travailler avec un visa de tourisme. Le directeur du centre avait été formel : "J'accepte que vous intégriez notre équipe pendant une durée de 4 semaines à condition que personne ne sache que vous venez ici comme salarié".
Salarié... Lorsque à la fin de la première semaine de travail le chef du centre lui avait remis l’enveloppe qui lui correspondait, il s’était excusé de ne pas pouvoir lui donner davantage. C'était bien suffisant. Il n’avait pas un besoin pressant d’argent, il l’utiliserait pour acheter de quoi préparer un bœuf bourguignon pour les pensionnaires les plus âgés et offrir des places de cirque aux plus jeunes. Ils rêvaient de goûter à la cuisine française.
5h17, l'autobus n'est plus très loin de la caserne russe. Il pense à Baba, doyenne des trisomiques parfumée aux neuroleptiques, qui doit déjà l'attendre devant la porte. Elle le recevra en clignant des yeux et viendra se blottir contre lui. Ensemble, ils iront nettoyer les salles de bains et les toilettes du foyer pour handicapés physiques et mentaux. Ensuite, ils prépareront le petit déjeuner pour les autres pensionnaires et prendront un café, ensemble, dans la cuisine.
Une main qui tapote son épaule le sort de sa torpeur. Un des jeunes militaires, le regard caché sous la visière d'un képi ridiculement grand, accompagne de quelques phrases la main tendue vers la porte centrale. L’étranger le fixe, tourne la tête vers la porte, cherche dans le regard distrait des autres voyageurs la moindre piste qui l'aiderait à comprendre ce que l'autre lui demande. La jeune recrue insiste. Son ton se fait plus ferme et le volume de sa voix augmente proportionnellement à son exaspération.
Ne pas paniquer. Réagir, prendre une décision...
L’étranger concentre alors son regard sur le front du troufion. « Entre les deux yeux » : il a lu quelque part que cette vieille technique de communication avait pour effet de déstabiliser l’interlocuteur. Sur le moment, il ne se souvient plus dans quelle revue. Il rassemble ses esprits, écarquille les yeux, ouvre en grand la bouche et pousse des cris gutturaux qu’il accompagne d’un va-et-vient de son index entre ses lèvres et son oreille droite. Les joues enflammées par la contrariété le jeune griveton se fraie alors un passage, entre les voyageurs qu’il bouscule, pour atteindre l’autre extrémité du bus. Un des voyageurs réalise soudainement que le jeune homme à la veste en velours couleur brique est sourd et muet. Il bondit de son siège et presse le bouton vert pour demander l'arrêt du bus qui pique du nez devant la garnison soviétique. D'un ton sec, il demande au bidasse de se calmer et les commentaires s'arrêtent brutalement avec le bruit des portes qui se referment derrière le petit groupe en uniforme.
Les tempes perlées par la sueur, l’étranger regarde s’éloigner l’entrée principale de l’institut. L’autobus dépasse le camp militaire hongrois. Pour ne pas éveiller les soupçons, il descendra deux ou trois kilomètres plus loin devant la gare du petit train des pionniers. Il va devoir refaire le trajet, en sens inverse, pour rejoindre le centre médical. C’est à une bonne demi-heure mais l’air est frais.
Ce matin, Baba va s’impatienter...
Une semaine sur deux, cette même chanson réveillerait l’étranger chaque matin.
Avec la ponctualité d'un clairon suisse, son hôte faisait l'effort de mettre son réveil 5 minutes plus tôt pour lancer le tourne disques. "Il est important de commencer la journée en musique", avait décrété son ami d'enfance, arrière petit fils de musicien de l'orchestre philharmonique de Pest.
L'esprit et le ventre, embrumés jusqu'à la nausée, réclamaient soit un café chaud, soit la première cigarette (ou les deux) pour accepter une réalité abandonnée quelques heures auparavant après la fermeture de la dernière taverne.
L'étranger avalait d'un trait une tasse de café noir sirupeux, mordait dans une tartine de pain avec un morceau de salami, gobait une cuiller de miel conditionné dans un ourson en plastique translucide avec un ridicule bouchon jaune vissé sur la tête et il dégringolait, en bondissant par dessus les quatre dernières marches avant chaque palier, l'escalier de la vieille demeure bourgeoise accrochée à une colline d'un quartier cossu de Budapest.
À la mi-août, la pente qui mène jusqu'à la station de tram baille dans l'air frais de la nuit qui frissonne. Il ne doit pas se tromper. Il a suivi plusieurs fois l'itinéraire accompagné par son ami, repéré le numéro de la ligne qui le mènera jusqu'à Moskova Ter où il prendra le bus 17. Il devra ensuite descendre entre la caserne russe, un édifice massif avec une grande porte vitrée surmontée d'une gigantesque étoile rouge et le camp militaire hongrois.
Dans l'autobus bondé, cinq jeunes recrues transpiraient la palinka de la nuit, plaisantaient ou laissaient défiler les premiers frémissements des boulevards qui embuaient légèrement les fenêtres.
L'étranger évitait de stationner près des portes, restait dans le couloir central, voyageait toujours debout, empoignant fermement des deux mains la longue barre horizontale, tournait le dos aux voyageurs assis pour décourager toute forme de communication.
Il ne maîtrisait pas la langue, tout juste quelques phrases apprises par cœur, tout échange l'aurait trahi, d'autant plus qu'il lui aurait été difficile de justifier ses allers-retours quotidiens à heures fixes.
De l'autre côté du mur, rares étaient ceux qui tentaient l'expérience de travailler avec un visa de tourisme. Le directeur du centre avait été formel : "J'accepte que vous intégriez notre équipe pendant une durée de 4 semaines à condition que personne ne sache que vous venez ici comme salarié".
Salarié... Lorsque à la fin de la première semaine de travail le chef du centre lui avait remis l’enveloppe qui lui correspondait, il s’était excusé de ne pas pouvoir lui donner davantage. C'était bien suffisant. Il n’avait pas un besoin pressant d’argent, il l’utiliserait pour acheter de quoi préparer un bœuf bourguignon pour les pensionnaires les plus âgés et offrir des places de cirque aux plus jeunes. Ils rêvaient de goûter à la cuisine française.
5h17, l'autobus n'est plus très loin de la caserne russe. Il pense à Baba, doyenne des trisomiques parfumée aux neuroleptiques, qui doit déjà l'attendre devant la porte. Elle le recevra en clignant des yeux et viendra se blottir contre lui. Ensemble, ils iront nettoyer les salles de bains et les toilettes du foyer pour handicapés physiques et mentaux. Ensuite, ils prépareront le petit déjeuner pour les autres pensionnaires et prendront un café, ensemble, dans la cuisine.
Une main qui tapote son épaule le sort de sa torpeur. Un des jeunes militaires, le regard caché sous la visière d'un képi ridiculement grand, accompagne de quelques phrases la main tendue vers la porte centrale. L’étranger le fixe, tourne la tête vers la porte, cherche dans le regard distrait des autres voyageurs la moindre piste qui l'aiderait à comprendre ce que l'autre lui demande. La jeune recrue insiste. Son ton se fait plus ferme et le volume de sa voix augmente proportionnellement à son exaspération.
Ne pas paniquer. Réagir, prendre une décision...
L’étranger concentre alors son regard sur le front du troufion. « Entre les deux yeux » : il a lu quelque part que cette vieille technique de communication avait pour effet de déstabiliser l’interlocuteur. Sur le moment, il ne se souvient plus dans quelle revue. Il rassemble ses esprits, écarquille les yeux, ouvre en grand la bouche et pousse des cris gutturaux qu’il accompagne d’un va-et-vient de son index entre ses lèvres et son oreille droite. Les joues enflammées par la contrariété le jeune griveton se fraie alors un passage, entre les voyageurs qu’il bouscule, pour atteindre l’autre extrémité du bus. Un des voyageurs réalise soudainement que le jeune homme à la veste en velours couleur brique est sourd et muet. Il bondit de son siège et presse le bouton vert pour demander l'arrêt du bus qui pique du nez devant la garnison soviétique. D'un ton sec, il demande au bidasse de se calmer et les commentaires s'arrêtent brutalement avec le bruit des portes qui se referment derrière le petit groupe en uniforme.
Les tempes perlées par la sueur, l’étranger regarde s’éloigner l’entrée principale de l’institut. L’autobus dépasse le camp militaire hongrois. Pour ne pas éveiller les soupçons, il descendra deux ou trois kilomètres plus loin devant la gare du petit train des pionniers. Il va devoir refaire le trajet, en sens inverse, pour rejoindre le centre médical. C’est à une bonne demi-heure mais l’air est frais.
Ce matin, Baba va s’impatienter...