Les poètes
J’ai toujours été attiré par l'idée de la diversité réciproque des langues latines. Connaitre l'une d'elles c’est un peu connaitre les autres : à ne pas les parler on y promène les yeux sans trop comprendre, puis soudain une réminiscence survient, de son propre lexique, grâce à ces airs de famille qu'on appelle l'étymologie. (Connaitre sans se souvenir d'avoir fait l’effort d’apprendre, c’est à dire reconnaitre, c'est, je trouve, une des sensations les plus satisfaisantes au monde). Aussi, j’aime regarder ces tables où les mots sont déclinés dans chacune des langues:
(c'est comme des rimes)
Mais je connais à peine l’espagnol (que j’ai appris au lycée comme beaucoup), je peux baragouiner trois mots d’italien, deux de roumain, deviner le catalan sans le parler, interpréter le provençal comme on fait des cartes du tarot, et le portugais, si je l’entends je n’y comprends rien, si je le lis j’essaye d’y trouver l’espagnol.
Je ne parle pas ces langues, mais j’aime, comme on dit facilement, leur musique, avec une naïveté peut-être de touriste: il m’arrive souvent de lire des poèmes dans l’une d’elles avant de me rapporter à leur traduction. Et j'aime aussi jouer à essayer de deviner ce dont il s'agit. Parce que ça vous amuserait peut-être de jouer aussi, je voudrais partager avec vous quelques poèmes d'auteurs de « langue latine » peut-être moins connus en France que d'autres.
1. Inna Moretti (Italie)
Notice bibliographique
Inna Moretti est une poétesse d’expression italienne née à Gênes en 1937. Ses textes mêlent une exploration spontanée, « intuitive », du sensible, à une « métaphysique » personnelle du corps, métonymiquement décomposé et récomposé dans le miroir des images où trouver temporairement à se loger. Fragmentaire, multiple, le corps y est à la fois objet du désir et objet où le désir s’achoppe, ne pouvant y trouver de siège pérenne. Poétesse de la multiplicité et du mouvement, Inna Moretti s’éteint en 1996 des suites d’une indigestion de fraises.
Elle usa de sa langue natale comme d’un instrument dont les lignes mélodiques perpétuellement reprises éduquent progressivement l’oreille à un tempérament nouveau.
Il tuo corpo multiplo
Come mi piace
Fino alla fame
E scoprire nel suo ventre
appetito, di nuovo.
Come mi piace
Fino alla sete
E scoprire in gola
parole, ancora.
Lame nascenti
Raccolto nei campi
Lungo le innumerevoli passeggiate...
Adoro il tuo corpo che è nato e rinato
Alloro, gelsomino, lavanda, glicine,
Nei prati calpestati dalle ombre
Improvvisamente appare un sole lacerato
Sapore di fragola e il tuo corpo insieme
Che dormono sulla lingua e al palato.
1963, Genova, Liguria.
Traduction
Ton corps multiple
Comme j'aime
jusqu'à plus faim
et découvrir dans mon ventre
l'appétit, encore
Comme j'aime
jusqu'à plus soif
et découvrir dans ma gorge
des paroles, encore
Aubes naissantes
Ramassées dans les champs
Au fil de la promenade innombrable...
J'aime ton corps qui nait et renait
Glycines, jasmin, lavandes, lauriers,
Et dans les champs que l'ombre foulait
Soudain un soleil déchiré apparait
Saveur de la fraise et de ton corps ensemble
Qui dorment sur la langue et sur le palais
Il tuo corpo alla fragola
Il mio tenero amore, chiaro e dolce
il mio dolce, chiaro, tenero amore:
Adoro il tuo corpo di fragola
Scorrendo sui miei palmi
Come il sole a mezzogiorno
Rotolando sulla mia pancia
Come il respiro che perdiamo
Mi piace il tuo corpo limpido
Come i giardini della mia infanzia
Che nascondono nostalgia, tristezza
Nell'estate dei loro rami.
Tutte le fragole nel tuo corpo nascondi:
Il mio dolce, chiaro, tenero amore;
Tutto il tuo corpo in fragole,
Perché sapore di fragola assomiglia
Del tuo corpo al sapore.
1963, Treviso, Regione Veneto.
Traduction
Ton corps à la fraise
Mon amour tendre, et clair, et doux
Mon amour doux, et clair, et tendre :
J'aime ton corps à la fraise
qui coule sur mes paumes
comme le soleil à midi
qui roule sur mon ventre
comme le souffle qu'on perd
j'aime ton corps clair
comme les jardins de l’enfance
cachant la nostalgie, la tristesse
dans l'été de leurs branches
Tu caches les fraises dans ton corps
mon amour doux, et clair, et tendre
ton corps dans les fraises
puisqu'à la saveur de la fraise
la saveur de ton corps ressemble.
2. Marius Minau (Provence)
Notice bibliographique
Né au village du Beausset, en Provence (Var), où il demeurera la plus grande partie de sa vie, Marius Minau fut un fervent défenseur de la langue et de la culture provençale (prouvençau), ainsi que l’une des grandes figures de la deuxième génération du Félibrige dans la lignée de Frédéric Mistral. Mais Marius Minau fut loin de s’en tenir à l’iconographie traditionnelle héritée des chansons de gestes en langue d’oc; figure iconoclaste, pétrie de contradictions, il fut aussi un observateur passionné des avant-gardes de son temps. Il défendit ainsi un « surréalisme provençal », arguant qu’il voulait « rendre compte du mouvement spontané de l’esprit », où « les cigales chantent dans les poches des olives, et les silhouettes des montagnes sont tricotées par la sévérité du soleil ». Proche du parti communiste, il s’engagea dans la Résistance. Il mourut en 1943 sous les balles nazies.
Mira Souleou
Lou souleou mi fa canta
ana la capo dôu cèu.
Lou joun bouniero vasteta
espace len leis arcèu.
A nue sarrado e maufasenco
desclara soun pan d'un sòu.
Qu mies nous pou tout fai souleou
Tout fai souleou, e citalo.
Lou souleou mi fa canta
Pamens la nue o joun mira:
Lou lous pissa de degoulou
Mira, mira
Mira souleou
Lou Bausset en Prouvenço, 1931.
Traduction
Regarde le soleil
NB: malheureusement, ma traduction est parcellaire car il est difficile de trouver des ressources sur le provençal en ligne... Si jamais vous avez des suggestions pour l'améliorer, n'hésitez pas!
Le soleil me fait chanter
Jusqu'à la tête du ciel.
Le jour ... et vaste
Se promène dans ses arcades.
La nuit noire et mauvaise
n'échappera pas à ... (?)
Faute de mieux, tout est soleil
Tout est soleil, et ...
Le soleil me fait chanter
Qu'importe nuit ou jour, regarde:
La lumière tombée des précipices
Regarde, regarde
Regarde le soleil
3. Vladimir Laureanu (Roumanie)
Notice bibliographique
Né en 1900 à Bucharest (Roumanie), Vladimir Laureanu fut l'une des principales figures roumaines du mouvement Dada. Compagnon de route de Tristan Tzara, qu'il rencontra à Zurich à l'âge de 19 ans, il fonda et présida la Fédération internationale du Dadaïsme international (Federația Internațională a Dadaismului Internațional). Initialement peu intéressé par le surréalisme, en qui il voyait une compromission avec "l'ambition poétique" à laquelle pousse comme de lui-même le langage, il adopta progressivement une esthétique inspirée par ses lectures de Robert Desnos ou André Breton. Installé à Paris à partir de 1934, il travailla notamment avec ses compatriotes le réalisateur Isidore Isou et le sculpteur Constantin Brâncuși. Sa disparition, en 1960, affecta profondément Tristan Tzara.
LASERAREA ZILEI
Stradă îngustă
în formă de cuțit
în ezitare plantat
a umblătorului
krak
în inimă
krak
deschizând robinetele
pași
rezoluții
krak
el merge pe lauri, al său, împletit de mama lui
mai repede, mai repede
lasa-ti sufletul in plus in taxi
lasă-i starea de spirit să moară în mobilat
acasă
repede repede
toate stările de spirit negre vâscoase grețe interioare
repede
în pântece lumea crește
repede
krakkrakkkrakkrak
tchiktchitchikboooUUUm
este motorul cu aburi
care suge emanațiile stelare
pentru a alimenta obraznicia umană
CUM VĂ RUGĂM PĂRȚI
AFACERILE TĂI LA INTRARE
ființa goală nu mai are același farmec
chiar și sfârșește mirosind a rahat
iată un vânt care suflă doar în vise
îmbrăcarea zorilor într-o mică marșă
după insomnie plictisitoare și fără dramă
ziua vine și preia.
București, 1933.
Traduction
LACÈRE LE JOUR
rue étroite
en forme de couteau
plantée dans l’hésitation
du promeneur
crac
dans le coeur
crac
ouvrant les valves
des pas
des résolutions
crac
il marche, sur les lauriers, les siens, tressés par sa mère
plus vite, plus vite
laisse son supplément d'âme dans le taxi
laisse son humeur à l'emporte-pièce dans son meublé
chez lui
plus vite, plus vite
toutes les humeurs visqueuses noires bilieuses grisaille intérieure
vite
dans le ventre le monde grandit
vite
craccraccrac
tchiktchitchikboUUUUm
c'est la machine à vapeur
qui aspire les émanations stellaires
pour alimenter l’effronterie humaine
PRIÈRE CEPENDANT DE LAISSER
VOS AFFAIRES À L'ENTRÉE
l'Être vidÉ n'a plus le même charme
voilà un vent qui ne souffle que dans les rêves
habillant d'un petit marcel l'aube qui se lève
après l'insomnie ennuyeuse et sans drame
le jour vient et prend ma relève
4. Hector de Villa-Barrios (Argentine)
Notice bibliographique
Hector de Villa-Barrios (1941-2002) est de ceux qu'on qualifierait facilement de "poète mineur" : oeuvre mince, peu connue et mentionnée de ses contemporains, peu investie par la postérité. Pourtant, certains des poèmes de cet argentin mélancolique, notaire de profession, recèlent des images d'une simplicité et d'une gravité qui retiennent, l'espace d'un instant, le souffle.
La noche
En la noche
Es de noche
En la noche
Es de noche
En la noche
¿Que hace la noche?
La noche pasa
Como lo hace el coche.
Cuerpo de quien no duerme
Cuerpo de quien no sueña
Que parece decir : "¡dime!"
A la espera que no espera.
Rosario, Provincia de Santa Fe, 1997.
Traduction
La nuit
Dans la nuit
Il fait nuit
Dans la nuit
Il fait nuit
Dans la nuit
Que fait la nuit ?
La nuit passe
Comme fait une auto.
Corps de qui ne dort pas
Corps de qui ne rêve pas
Qui semble dire : "que veux-tu"
A l'attente qui n'attend pas