focale (20)

par seyne, jeudi 14 mai 2020, 11:46 (il y a 1653 jours)

Tout au fond derrière, dans un ciel blanc d’hiver, on devine la coupole des Invalides. Lui est au premier plan avec son œil de travers, sa pipe. La plus célèbre intelligence de son temps, l’arbitre, le guide. Chaque fois que je pense à lui, je me souviens qu’il a soutenu Mao et sa révolution culturelle, je repense à cet article qui rappelait l’attraction que la pensée tyrannique exerce sur les grands esprits.
La pensée abstraite est comme ce visage asymétrique, dont un œil semble faussement perdu dans une rêverie lointaine, l’autre fixé sur elle seule. L’oeil de la rêverie n’a pas été utilisé alors il est devenu aveugle ; aucun des deux yeux ne regarde son interlocuteur. Le visage est tourmenté, comme si la recherche de la vérité était amère.
Je repense à ce temps-là, à la masculinité de l’époque, éloignée de toute recherche de séduction, et à l’allure des ouvriers d’usine avec leur grosse veste et leur écharpe sans couleur. La pensée aussi fuyait la séduction, aride, abstraite, exploratoire sans boussole, extrême. Beaucoup comme lui se sont perdus dans les marais de l’idéologie, attirants comme un eldorado inaccessible, où murmurent des bruits de guerre, de meurtre et d’autodafés.
Je ne l’aime pas, je ne l’ai jamais aimé. J’ai écouté hier une archive où il parlait de « Huis clos ». Dans la pièce, il n’y a pas de miroir, dit-il, et c’est ça l’enfer : dépendre du regard des autres pour exister.

focale (20)

par Périscope @, jeudi 14 mai 2020, 15:49 (il y a 1653 jours) @ seyne

A partir d'une photo c'est une réflexion sur JP Sartre ? C'est bien cela ?

Le second paragraphe est beaucoup plus intéressant ; l'œil, la pensée etc...

Le 3ème paragraphe est plus convenu, surtout depuis que JP Sartre semble être au placard aujourd'hui.

Il y a l'homme, l'œuvre, et sa vie. Plein de contradictions. Difficile d'avoir
un jugement aussi radical.

"Huis-clos" est une pièce captivante, avec de bonnes questions

J'ai l'impression que cette focale 20 t'a donné l'occasion de vider certaines rancoeurs, déceptions... ce qui n'est pas habituel dans tes autres focales.

L'association focale-œil-sartre-et ton regard est amusante

focale (20)

par seyne, jeudi 14 mai 2020, 16:08 (il y a 1653 jours) @ Périscope

Oui, tout ce que tu dis est vrai, mais c’est le parti que j’ai pris pour une fois d’un texte complètement subjectif, et même partial (« Je ne l’aime pas »).
Ça me semblait intéressant de ne pas tricher, d’exhumer de moi des impressions anciennes et qui sont du registre des sympathies/antipathies. Ça n’a rien à voir avec le fait que Sartre soit maintenant en disgrâce.
Cela a fait ressurgir des impressions plus larges d’une époque et de ses modes de pensée, de son style. Au fur et à mesure de l’écriture s’est imposé aussi le thème du regard.
Il y a une drôle de coïncidence : cette photo est celle qui venait à la suite et qui m’était donc imposée et le même jour il y avait cette émission qui parlait de Sartre.
Je me suis dit que le petit enfant Sartre avait dû subir dès la naissance un regard négatif sur lui-même et que peut-être on en trouve des traces dans tout ce que dit mon texte.

Il y a aussi ce vers de Nougaro dans «Mai » : « intelligence blanche et grise religion. »

focale (20)

par seyne, vendredi 15 mai 2020, 13:26 (il y a 1652 jours) @ Périscope

d'une certaine manière, comme tu le dis, ce texte n'a rien à faire dans les "focales", à cause du point de vue rageusement personnel qu'il expose, il ne cherche en rien à épouser le regard du photographe. Et c'est vrai que j'y règle (mal) des comptes.

Je suis triste et en colère en ce moment, parce que certains évènements dans mon travail me font voir soudain les signes d'une tyrannie dont je connaissais l'existence mais sans en avoir subi directement le poids, la violence, habillée de nobles sentiments.
Ne pensez plus, on pense pour vous ; signez là.
Je vois de quelle façon cette tyrannie se transmet le long de la chaîne hiérarchique et avec quelle efficacité elle peut détruire des liens de collaboration et d'estime vieux de dix ans, des habitudes de travail en équipe, et la question même du sens du travail. Je vois la peur groupale sur laquelle elle s'appuie.

Alors Jean Paul en a pris pour son grade, parce que la pensée prend vite des caractères tyranniques dès qu'elle est trop dominante, dès qu'elle prétend dire la vérité. Jean Paul Sartre a été un des représentants pour moi de cela.

focale (20)

par sobac @, vendredi 15 mai 2020, 13:19 (il y a 1652 jours) @ seyne

Sartre : "Dans la vie on ne fait pas ce que l'on veut mais on est responsable de ce que l'on est. "

"Etre libre, ce n'est pas pouvoir faire ce que l'on veut, mais c'est vouloir ce que l'on peut"

"S'il veut vous demander conseil, c'est qu'il a déjà choisi la réponse. "

j'ai choisi celles-ci

mais pas " en avant Simone "

ta focale est la coupole de leur panthéon

focale (20)

par seyne, vendredi 15 mai 2020, 14:53 (il y a 1652 jours) @ sobac

merci sobac pour ces citations que je ne connaissais pas...il se trouve que je ne suis d'accord avec aucune d'entre elles, mais c'est le propre des aphorismes d'être trop peu nuancés pour ne pas être "à moitié vrai/à moitié faux", la puissance affirmative étant là pour "hypnotiser" l'interlocuteur.
Je me suis demandé avec ta remarque si cette coupole au second plan avait été volontairement choisie par H.C. Bresson.

focale (20)

par Florian, vendredi 15 mai 2020, 16:50 (il y a 1652 jours) @ seyne

On dit des aphorismes ou des adages qu'ils sont le symptôme de la pensée en marche et donc qu'ils ont une valeur poétique et universelle.
Au contraire on prend en exemple l'image de l'intellectuel à son bureau qui pèse le pour et le contre et travaille incessamment, pour définir la pensée sujette à caution, totalement réfutable. L'ironie du sort étant que Sartre est l'exemple type.

focale (20)

par seyne, vendredi 15 mai 2020, 17:17 (il y a 1652 jours) @ Florian

Oui, tu as raison, je n’aurais pas dû utiliser le terme « aphorisme », qui a ce côté insaisissable et fulgurant. J’aurais dû plutôt parler de sentence.

focale (20)

par Florian, vendredi 15 mai 2020, 20:41 (il y a 1652 jours) @ seyne

Il n'y a pas de sentence chez Sartre pourtant pour continuer sur cette logique puisqu'il est privé de toute forme de condamnation. Sa seule sentence peut être est d'en être privé.

focale (20)

par sobac @, vendredi 15 mai 2020, 18:13 (il y a 1652 jours) @ seyne

dans ton texte on ressent bien que Sartre ne t'attire pas , pour la coupole peut être ou alors c'est une coincidence

focale (20) modifié

par seyne, lundi 18 mai 2020, 15:34 (il y a 1649 jours) @ seyne

Tout au fond derrière, dans un ciel blanc d’hiver, on devine la coupole des Invalides. Lui est au premier plan avec son œil de travers, sa pipe. La pensée a modelé ce visage, les rides de ce front, quelque chose d’amer et de tourmenté par une quête. Toute recherche de séduction semble absente, mais la lourde veste de prolétaire, le cache col, la pipe, disent quelque chose. Il ne regarde pas son interlocuteur, pensif.
C’est la pensée, l’intelligence qui porte le pouvoir de séduction… et avec quelle intensité !
Comment a-t-il été regardé, tout petit enfant, qu’y avait-il dans les visages penchés sur lui ?
Il a un œil aveugle de n’avoir jamais pu servir, l’autre regarde un lointain, un absolu, la vérité ?
Comment a-t-il pu soutenir Mao et sa révolution culturelle ?
Je ne l’aime pas, je ne l’ai jamais aimé.
J’ai écouté hier une archive où il parlait de « Huis clos ». Dans la pièce, il n’y a pas de miroir, disait-il, et c’est ça l’enfer : dépendre du regard des autres pour exister.

focale (20) modifié

par Simone, mardi 19 mai 2020, 22:09 (il y a 1648 jours) @ seyne

Comme il est plus beau, mon Jean-Paul.

Merci.

focale (20) modifié

par Simone II, mardi 19 mai 2020, 22:10 (il y a 1648 jours) @ Simone

Le deuxième sexe se doit tout de même quelque obéissance.

focale (20) modifié

par seyne, vendredi 29 mai 2020, 10:20 (il y a 1638 jours) @ Simone II

oui, c'est une sacrée question quand on écrit et qu'on est une femme : exister complètement en dehors de l'obéissance. beaucoup choisissent la provocation pour s'en libérer, mais à mon avis ce n'est s'en libérer qu'à moitié. moi j'en suis bien loin, hélas.

si j'ai corrigé ainsi cette focale, c'est parce qu'elle sortait du projet de départ et donnait finalement peu de place à l'image, beaucoup à mes propres positions.
mais ta réflexion me rappelle à cette question essentielle que j'ai un peu oubliée parce que je n'écris plus assez.