L'objet d'un débat houleux
L’objet d’un débat houleuxElle t’accompagne dans ta tristesse sans manteau consolateur, car son squelette est réduit à ce qui la charpente, mais curieusement son ossature te soutient par le bras et tes chairs molles, pleurnichardes s’affermissent pour aller sur des chemins que tu finis par considérer comme une route possible.
Elle t’ouvre un livre d’images dont on ne sait où elle le trouve, dans les caves probablement miteuses de ton histoire, les fondations de ton présent, ses images kaléidoscopiques défilent, et par une volition incontrôlée tu t’arrêtes sur certaines, serrant les poings avec un pouvoir qui te dépasse, tu les soumets à un examen où tout ce qui relève de la causalité sera scruté sans pitié. Et le plus navrant est que ces images embrasent un foyer de joie ou de colère qui te plonge dans une excitation créatrice.
Elle forme un empire de questions auquel tu crois d’abord allègrement répondre à l’aide de tes armes habituels, celles fournies par les embrigadements successifs de ton éducation, un dressage de bienséances où prêtres, chefs, penseurs pilotaient orgueilleusement leur quadrige, mais après une longue nuit de rumination, à l’aube poisseuse, tu revisites ces réponses de la veille, une boule de plomb te tuméfie le larynx, et tu t’aperçois que c’est seulement par une armada de nouvelles réponses que tu pourras reprendre souffle. Puis un jour tu parviens à quitter l’empire des questions, tu marches enfin dans des luzernes fraîches.
Elle peut te sauver à la condition que le temps soit clair, que les nuages ne coiffent plus ta tête, leur évolution les chassant vers d’autres tribus qui devront se libérer de la torpeur du soleil pour se résigner au ciel bas, mais toi assoiffé de paix, tu l’acceptes, elle qui te sauve, pour sa limpidité, son assurance, elle devient ta passerelle, tu ne lâcheras pas la rambarde tant qu’un gouffre nouveau ne stoppera pas ta course. Tu ne peux plus te dissocier d’elle, pour le meilleur et pour le pire qui se confondent dans une marmite abstraite et sans saveur. Elle te persuade que loin d’elle aucun motif ne peut nourrir le feu ou la mécanique de tes gestes. Elle est ton charbon, celui de la préhistoire, mais toujours celui des locomotives dont chaque wagon de toi-même si compartimenté est relié à elle, l’entité motrice sous le ciel bleu.
Elle est surprenante. Là où tu envisageais de parcourir une plaine morne, elle dresse des châteaux à l’huis desquels il te faut frapper, il te faut en examiner les appartements, les alcôves inquiétantes ou les lambris somptueux, pousser les portes dérobées, supposer d’inimaginables trésors, et quand l’incursion semble terminée et que la plaine grise encore s’offre à ta vue, c’est dans de rafraîchissants et spongieux terrains que tes genoux vont disparaître, dans la surface moirée des eaux dormantes sous les lentilles vertes, où navigue un royaume fourmillant de crapauds, de serpents, herbes suceuses et insectes aux larves collantes, on ne sait où le pied s’enfonce et faut que la vase puante s’arrête au menton pour jouir enfin de la parfaite connaissance des abysses, monde fluide et indéterminé qui récompense le promeneur. Oui, elle est surprenante, celle qu’on ne soupçonne pas.
Elle endosse tous les masques, les plus souriants, les plus divertissants avec leur musique de fanfare, leurs costumes qu’on prend pour des sirènes nues, elle a des mines timides aux paupières baissées, à la bouche tombante, aux mains dissimulées dans son tablier d’écolière, elle mime le jeu de la souffrance, ses halètements, ses cris de victimes battues, son agonie aux derniers soupirs toujours renaissant, elle a des écrans autour d’elle qui vous reflètent, qu’il faut percer pour espérer un zeste de vérité. Elle danse comme une marionnette dans les rues avec ses grelots énervant, une bosse dans le dos qu’on caresse pour avoir droit au rictus édenté sous son maquillage de farine.
Elle se couche en dehors de toi dans des lits blancs qui ne sont plus vierges dès qu’elle s’y contorsionne avec le concours d’instruments oblongues par lesquels coule sa sueur si noire d’avoir tant remuer de substances dans sa boîte, elle se couche en volume, s’étale, on la tourne et la retourne mille fois pour toujours mieux voir de quoi elle retourne, elle ne vieillit pas à être ainsi entretenue, elle remplit murs et maisons et par les yeux et la voix des hommes elle renouvelle ses contorsions, invente d’autres figures jusqu’au jour où la pierre, les bois, les rivières, les océans, le ciel, les planètes obligent celle qui se couche dans les lits blancs à ne plus se relever, à s’étendre modeste et attentive devant ce qui la contient et la crée et qu’elle ne peut comprendre, elle enlève ses voiles, palimpseste dont l’origine est impensée, elle se propage sans limite, brume phosphorescente sur les vergers en fleurs de l’homo sapiens, elle ne peut être nommée car elle porte tous les noms et le moindre nom enflammerait le débat, une houle dont elle ne peut plus se priver.
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