Etat des lieux avec sentiment (3)
(Voici le dernier texte de mon triptyque, sur un thème commun)
Etat des lieux avec sentiment
Nous sommes arrivés.
Le train a cisaillé de son convoi de métal le paysage de plaine bleu tendre que sont les champs de lin, douces vagues sous la brise, herbes de nos vêtements d’été, le train s’arrête en gare dans la campagne cauchoise et nous descendons avec nos paniers pour nous répandre dans de vastes villages où de gentilles sœurs à cornettes blanches nous conduisent à des bâtiments de pierre au portail ancien et solennel, une fois franchi d’infinis couloirs desservent des salles au silence recueilli où des rangées de lits sillonnent l’espace, nous poursuivons doucement notre flânerie, nous répartissant au milieu des rangs, nous penchant sur les lits où sommeillent les jeunes soldats, une dormition étrange de blessés de guerre entre douleur et rémission, sur les parcelles de leur corps non meurtries se posent d’insouciantes coccinelles, si le soldat ouvre une paupière c’est pour nous laisser entrevoir des mondes terribles que nous ne comprenons pas, dans nos paniers nous avons apporté des provisions de bonté, mais nous ne savons pas comment les servir dans leur mâchoire brisée, leurs mains molles sous les draps nous cachent l’indescriptible.
Parfois de derrière les rideaux fermées autour des lits s’envolent des prières, litanies de femmes et de mères éplorées comme sur des quais de gare, celles qui regardent partir les trains qui ne reviendront jamais, les rideaux qui bougent dans le vent emportent des anges aux ailes coupées, et les infirmières, sylphides blanches, flottent entre les lits où soudain encore une jambe remue, ou un râle papillonne sur une bouche, ou une fièvre fait dodeliner les têtes, nous quittons cet hospice où les jeunes hommes ont remplacé les vieillards, un îlot de souffrance qu’un carillon lugubre signale au promeneur égaré, mais dans la campagne ailleurs un martellement puissant nous intrigue et nous propulse jusqu’à lui, au milieu d’un paysage broyé, des explosions allumées par les hommes déchirent le sol, que des machines découpent en tranches, mais la terre ne crie pas, elle bondit en éclats en une pétarade de rocaille, son haleine de poussière dresse des torches de fumée, nous approchons avec méfiance, stoppons net à l’arête d’un surplomb d’où nous découvrons le ventre de la terre, ses filons, ses dépôts, ses gisements magnifiques, nous sautons dans une berline et un treuil nous fait valser sur les rails puis atterrir en plein milieu des gueules noires, des gueules jaunes, avec leur chemise trempée de sueur collée à la peau, coups de pioche, vibrations des marteaux piqueurs, les muscles brillent dans la lueur des lampes, les gorges respirent à pleins poumons la poussière de silice pour que la silicose s’allonge et se répande dans la cage des hommes, attaque les branches de leur arbre intérieur et que cracher, tousser, saigner, étouffer devient le futur programme de l’ouvrier piqueur dans sa caverne de houille, dans nos paniers nous transportons des gourdes d’eau, mais c’est du lait qu’il nous réclame pour éteindre son feu, noyer la nécrose qui fleurit funèbrement dans ses bronches, du lait pour les ouvriers de la mine obscure, le lait d’une mère pour ces bûcherons dans leur noire forêt de charbon, un vrai bon lait laiteux et lactescent qui coulerait dans leur gosier assoiffé, un lait comme une immense nappe, un suaire de consolation pour envelopper aussi les tendons fatigués et déchirés d’un galibot qui ne pourra même plus danser au prochain Bal du Printemps.
Dans les galeries nous avançons tant que le soutènement retient le plafond, mais c’est à genoux que nous attaquerons la veine à la pioche, à la hache, au marteau, à la pelle, ces vieux outils pour un corps à corps avec les entrailles de la terre, un mouchoir humide sur la bouche pour un peu de fraîcheur dans cette fournaise nocturne, seul le martellement des outils et des machines rythme le temps jusqu’à ce que les ascenseurs sous le haut chevalement nous ramènent à la vraie nuit, sous les étoiles qui nous guident vers de nouvelles maisons avec leur jardinet et potager de poireaux, il est réconfortant d’en pousser le portillon et sur les seuils pénétrer doucement dans le corridor pour ne pas apeurer elle et lui dans leur fauteuil au velours élimé, elle feuilletant son magazine hebdomadaire, lui fixant un détail de la tapisserie en tirant sur sa bouffarde éteinte, puis parfois à voix haute elle fait la lecture, un fait divers que lui commente d’un douçâtre raclement de gorge, lorsque cinq heures arrivent, il sort du tiroir du buffet un jeu de cartes qu’il pose sur le tapis vert, elle referme son magazine et impassiblement ils se distribuent les cartes dans un silence suranné que le chat sur le rebord tiède de la fenêtre interrompt par moment de son ronflement épicurien.
Nous sortons alors de notre panier un frais bouquet de lavande qui dans un vase en porcelaine sur un guéridon trouve place, et je déplie un beau châle de lin sur les épaules de la vieille femme, son jeu à elle a trois atouts, lui tremblote un peu en jetant roi et valet sur le tapis vert, la lumière de l’après-midi s’arrête sur les objets, il y a des photos de l’ancien temps suspendues au mur, tu viens nous servir une tasse fumante de chocolat, tu voudrais me déposer un baiser mais pour ne rien déranger, tu me regardes seulement attentivement, lui est sur le point de perdre la partie, il sifflote un refrain de marche militaire, elle sourit, le chat descend de sa fenêtre et tournicote dans nos jambes, des pommes dans le compotier envoient des taches de couleurs, une mouche prend tout son temps pour parcourir la circonférence du fruit, comme sur une planète, je remarque que les plis du châle en lin sur les épaules dessinent des vagues aussi bleues que des fleurs de lavande, une petite mèche de cheveux sur la nuque penchée fait un nuage tout blanc.
Etat des lieux avec sentiment
Nous sommes arrivés.
Le train a cisaillé de son convoi de métal le paysage de plaine bleu tendre que sont les champs de lin, douces vagues sous la brise, herbes de nos vêtements d’été, le train s’arrête en gare dans la campagne cauchoise et nous descendons avec nos paniers pour nous répandre dans de vastes villages où de gentilles sœurs à cornettes blanches nous conduisent à des bâtiments de pierre au portail ancien et solennel, une fois franchi d’infinis couloirs desservent des salles au silence recueilli où des rangées de lits sillonnent l’espace, nous poursuivons doucement notre flânerie, nous répartissant au milieu des rangs, nous penchant sur les lits où sommeillent les jeunes soldats, une dormition étrange de blessés de guerre entre douleur et rémission, sur les parcelles de leur corps non meurtries se posent d’insouciantes coccinelles, si le soldat ouvre une paupière c’est pour nous laisser entrevoir des mondes terribles que nous ne comprenons pas, dans nos paniers nous avons apporté des provisions de bonté, mais nous ne savons pas comment les servir dans leur mâchoire brisée, leurs mains molles sous les draps nous cachent l’indescriptible.
Parfois de derrière les rideaux fermées autour des lits s’envolent des prières, litanies de femmes et de mères éplorées comme sur des quais de gare, celles qui regardent partir les trains qui ne reviendront jamais, les rideaux qui bougent dans le vent emportent des anges aux ailes coupées, et les infirmières, sylphides blanches, flottent entre les lits où soudain encore une jambe remue, ou un râle papillonne sur une bouche, ou une fièvre fait dodeliner les têtes, nous quittons cet hospice où les jeunes hommes ont remplacé les vieillards, un îlot de souffrance qu’un carillon lugubre signale au promeneur égaré, mais dans la campagne ailleurs un martellement puissant nous intrigue et nous propulse jusqu’à lui, au milieu d’un paysage broyé, des explosions allumées par les hommes déchirent le sol, que des machines découpent en tranches, mais la terre ne crie pas, elle bondit en éclats en une pétarade de rocaille, son haleine de poussière dresse des torches de fumée, nous approchons avec méfiance, stoppons net à l’arête d’un surplomb d’où nous découvrons le ventre de la terre, ses filons, ses dépôts, ses gisements magnifiques, nous sautons dans une berline et un treuil nous fait valser sur les rails puis atterrir en plein milieu des gueules noires, des gueules jaunes, avec leur chemise trempée de sueur collée à la peau, coups de pioche, vibrations des marteaux piqueurs, les muscles brillent dans la lueur des lampes, les gorges respirent à pleins poumons la poussière de silice pour que la silicose s’allonge et se répande dans la cage des hommes, attaque les branches de leur arbre intérieur et que cracher, tousser, saigner, étouffer devient le futur programme de l’ouvrier piqueur dans sa caverne de houille, dans nos paniers nous transportons des gourdes d’eau, mais c’est du lait qu’il nous réclame pour éteindre son feu, noyer la nécrose qui fleurit funèbrement dans ses bronches, du lait pour les ouvriers de la mine obscure, le lait d’une mère pour ces bûcherons dans leur noire forêt de charbon, un vrai bon lait laiteux et lactescent qui coulerait dans leur gosier assoiffé, un lait comme une immense nappe, un suaire de consolation pour envelopper aussi les tendons fatigués et déchirés d’un galibot qui ne pourra même plus danser au prochain Bal du Printemps.
Dans les galeries nous avançons tant que le soutènement retient le plafond, mais c’est à genoux que nous attaquerons la veine à la pioche, à la hache, au marteau, à la pelle, ces vieux outils pour un corps à corps avec les entrailles de la terre, un mouchoir humide sur la bouche pour un peu de fraîcheur dans cette fournaise nocturne, seul le martellement des outils et des machines rythme le temps jusqu’à ce que les ascenseurs sous le haut chevalement nous ramènent à la vraie nuit, sous les étoiles qui nous guident vers de nouvelles maisons avec leur jardinet et potager de poireaux, il est réconfortant d’en pousser le portillon et sur les seuils pénétrer doucement dans le corridor pour ne pas apeurer elle et lui dans leur fauteuil au velours élimé, elle feuilletant son magazine hebdomadaire, lui fixant un détail de la tapisserie en tirant sur sa bouffarde éteinte, puis parfois à voix haute elle fait la lecture, un fait divers que lui commente d’un douçâtre raclement de gorge, lorsque cinq heures arrivent, il sort du tiroir du buffet un jeu de cartes qu’il pose sur le tapis vert, elle referme son magazine et impassiblement ils se distribuent les cartes dans un silence suranné que le chat sur le rebord tiède de la fenêtre interrompt par moment de son ronflement épicurien.
Nous sortons alors de notre panier un frais bouquet de lavande qui dans un vase en porcelaine sur un guéridon trouve place, et je déplie un beau châle de lin sur les épaules de la vieille femme, son jeu à elle a trois atouts, lui tremblote un peu en jetant roi et valet sur le tapis vert, la lumière de l’après-midi s’arrête sur les objets, il y a des photos de l’ancien temps suspendues au mur, tu viens nous servir une tasse fumante de chocolat, tu voudrais me déposer un baiser mais pour ne rien déranger, tu me regardes seulement attentivement, lui est sur le point de perdre la partie, il sifflote un refrain de marche militaire, elle sourit, le chat descend de sa fenêtre et tournicote dans nos jambes, des pommes dans le compotier envoient des taches de couleurs, une mouche prend tout son temps pour parcourir la circonférence du fruit, comme sur une planète, je remarque que les plis du châle en lin sur les épaules dessinent des vagues aussi bleues que des fleurs de lavande, une petite mèche de cheveux sur la nuque penchée fait un nuage tout blanc.