Soyons raisonnable
Le soir j’aime me promener à la campagne.
Les agriculteurs reviennent des champs sur leur vieux Ferguson.
Les châtelains allument les lustres de leur salon.
Partout je me sens chez moi sur les chemins.
Si je croise quelqu’un avec lui je taille un brin de causette.
Chacun a une histoire intéressante à me raconter.
Parfois je m’arrête et je rentre dans une maison amie.
Au fond du jardin on va prendre le frais.
Les bancs sont un peu mouillés par la sueur du crépuscule.
Je m’assieds malgré tout. Les enfants alors accourent près de moi.
Ils savent que nous aimons les mêmes choses.
On crie, on fait du bruit, on rit,
on parle des bêtes bizarres qu’on voit courir dans les champs
et disparaître dans la forêt.
Avec leurs crayons de couleurs ils me dessinent des paysages rigolos.
Les enfants disent que je ne me mets jamais en colère.
Ils ont des grands yeux qui reflètent le ciel.
Ils m’apportent parfois des nids d’oiseaux qui sont tombés des arbres.
Je leur parle de tout. Je leur montre du doigt tout ce qui fait rêver.
Les plus petits restent assis sur mes genoux,
les autres s’installent dans l’herbe ou sur les pierres moussues du jardin,
et leur silence alors me dit « Raconte-nous » .
Je leur fait le récit des petits moments de la vie.
Madame Ménard par exemple qui ne travaille plus au bureau postal,
Monsieur Duchaud, un matin, qu’on a découvert raide mort dans son lit,
et les frères Gauthier qui ont gagné à la loterie de la kermesse parce qu’ils ont triché.
Et aussi les malheurs de Mathias parce que à l’école ses copains
ont découvert qu’il était juif. Et la grosse Sophie
qui s’est faite caillassée par les garçons qui habitent au château.
Et dans le village à côté, le clocher de l’église qui a explosé en pleine nuit
à cause d’une bombe retrouvée à l’intérieur.
Et la vieille madame Fournier qui commence une grève de la faim
parce que l’assistante sociale ne parle pas correctement le français.
Les enfants m’écoutent et m’offrent des bonbons.
Quand la nuit est tombée et que leur petit corps tremblote de froid
nous faisons des jeux. On se disperse dans les buissons du jardin
et les plus grands poussent des cris d’animaux.
Certains font très peur et d’autres déclenchent des rires qu’on ne peut plus arrêter.
Il faut alors que je m’en aille. Je laisse ce monde de l’enfance
s’égayer derrière moi, tandis que je rejoins l’hôpital d’où j’avais
réussi le matin à m’échapper. Je sais que les gardiens seront sévères à nouveau avec moi.