l'odeur
NB: il s'agit d'une fiction
L’expérience du monde est faite de différentes couches superposées les unes aux autres. Des évènements en ajoutent de nouvelles, qui forment des manières, des habitudes. Les changements d’une, souvent, corrèlent avec les changements des autres. Ainsi se fabriquent les humeurs des journées, des époques, la lumière de l’enfance et celle de l’avenir, l’été léger et l’hiver lourd. Mais fondamentalement ces couches sont ce qui organise le tissu de l’expérience. Il y a les cinq sens organiques, il y en a d’autres. La pensée est un sens. La libido est un sens. La joie, la tristesse sont des sens. L’amour aussi. Aimer est une modalité perceptive, pas un objet particulier de la perception. Cette faculté permet de saisir chez qui on aime les moindres nuances, les moindres variations, le rien d’une brise passée sur le visage d’un étang, une feuille nouvellement tombé dans le champ, la pelouse à l’aube qui a comme les cheveux en bataille, ce qui reste de la rosée matinale dehors sur la table, tout. On ne s’en rend pas compte parce que c’est normal. Cela participe de notre expérience du monde. Chaque jour on peut toucher, sentir, goûter, voir, bonheur extraordinaire, dont on se rend pas compte.
Un jour je finis par comprendre que je ne retrouverai jamais l’odorat perdu durant la quinzaine passée en réanimation à l’hôpital. J'avais contracté la Covid19, et dans les premiers temps de ma convalescence je me préoccupais surtout de retrouver mon énergie, mon souffle, je passais mes journées entières alité, aller chercher un yaourt dans le frigo était l’autre bout du monde. Et ces facultés revinrent, progressivement. Mais l’odorat ne revenait pas. Je finis par m’en plaindre, avec un peu de honte, parce que j’avais réchappé à tout le reste, on me disait: ne vous inquiétiez pas, cela reviendra, alors j’attendis. Mais le monde était plus léger, pas léger comme le pas ou le coeur de qui est heureux, plus léger comme de la conscience de ce qui manque, comme le lit sans couvertures, comme le monde défait de ses draps, vide. J'avais peu d’appétit, j’avais aussi peu de libido. Les baisers, les contacts charnels, serrer qui j’aimais contre moi, je ne comprenais pas: ça ne me faisait plus grand chose. je ne parvenais pas à avoir une érection si je baisais dans le noir: rien ne m’émouvait, le contact devenu étrangement anonyme de la peau, l’absence de goût de la salive, ce n’était pas assez. Je n’étais excité qu’à certaines conditions, si nous le faisions dans la grande lumière, si mon amoureuse, à qui je le demandais, vocalisait suffisamment fort. Il fallait compenser par les autres sens ce que j’avais perdu olfactivement.
Puis un jour je compris que je ne retrouverai jamais l’odorat. On avait fini par me prescrire une IRM : atteinte bilatérale du cortex olfactif. Je ne retrouverai jamais l’odorat puisque les neurones dont l’activité le créent étaient morts, qu'aucun soleil ne pouvait plus se lever sur cette région de l'esprit. Je ne m’habituais pas à cette nouvelle condition. Ce n’est pas seulement que j’avais perdu le goût de la nourriture ou du sexe. Mais si je dormais avec qui j’aimais, si je devais me réveiller au milieu de la nuit, dans le noir de la chambre, je la croyais absente: je ne sentais plus son odeur. Alors régulièrement je devais tendre la main pour vérifier sa présence. Arrivant dans une pièce, à ne pas la voir, je ne savais pas si elle était là, si elle y était venue. Mon amour était devenu comme un fantôme, c’est à dire l’image de sa présence passée : c’est le même être, la même chair ; mais quelque chose faisait défaut à l’incarnation. sa présence totale manquait, je vivais comme dans son éclipse. Et ce vide que je sentais en moi je finissais par le trouver en elle. De la tristesse, je finis par éprouver du dépit, de l’amertume. Je ne pouvais pas m’empêcher de lui reprocher d’être si superficiellement elle-même, de n’être pas incarnée tout à fait, j’avais l’impression qu’elle le faisait exprès, de se laisser au monde anonyme. Et quelle patience avait-elle, je pleurais alors, je lui expliquais, je la voyais hocher la tête avec l’air compréhensif qu’on a lorsqu’on est face à quelque chose dont on ne pourra jamais faire l’expérience : les gestes de la compassion, mais les yeux restent vides. Vides comme l’est de chair le miroir où l’on se regarde. Nous finîmes par nous séparer.
L’expérience du monde est faite de différentes couches superposées les unes aux autres. Certaines sont plus superficielles, d’autres plus profondes. Ce qui détermine ce rôle, c’est la centralité de leur place dans ce réseau qui organise l’expérience. Les changements d’une, souvent, corrèlent avec les changements des autres. Je n’avais jamais aimé qu’elle, je n’aimerai jamais plus, puisque j’ai perdu le sens pour.
L’expérience du monde est faite de différentes couches superposées les unes aux autres. Des évènements en ajoutent de nouvelles, qui forment des manières, des habitudes. Les changements d’une, souvent, corrèlent avec les changements des autres. Ainsi se fabriquent les humeurs des journées, des époques, la lumière de l’enfance et celle de l’avenir, l’été léger et l’hiver lourd. Mais fondamentalement ces couches sont ce qui organise le tissu de l’expérience. Il y a les cinq sens organiques, il y en a d’autres. La pensée est un sens. La libido est un sens. La joie, la tristesse sont des sens. L’amour aussi. Aimer est une modalité perceptive, pas un objet particulier de la perception. Cette faculté permet de saisir chez qui on aime les moindres nuances, les moindres variations, le rien d’une brise passée sur le visage d’un étang, une feuille nouvellement tombé dans le champ, la pelouse à l’aube qui a comme les cheveux en bataille, ce qui reste de la rosée matinale dehors sur la table, tout. On ne s’en rend pas compte parce que c’est normal. Cela participe de notre expérience du monde. Chaque jour on peut toucher, sentir, goûter, voir, bonheur extraordinaire, dont on se rend pas compte.
Un jour je finis par comprendre que je ne retrouverai jamais l’odorat perdu durant la quinzaine passée en réanimation à l’hôpital. J'avais contracté la Covid19, et dans les premiers temps de ma convalescence je me préoccupais surtout de retrouver mon énergie, mon souffle, je passais mes journées entières alité, aller chercher un yaourt dans le frigo était l’autre bout du monde. Et ces facultés revinrent, progressivement. Mais l’odorat ne revenait pas. Je finis par m’en plaindre, avec un peu de honte, parce que j’avais réchappé à tout le reste, on me disait: ne vous inquiétiez pas, cela reviendra, alors j’attendis. Mais le monde était plus léger, pas léger comme le pas ou le coeur de qui est heureux, plus léger comme de la conscience de ce qui manque, comme le lit sans couvertures, comme le monde défait de ses draps, vide. J'avais peu d’appétit, j’avais aussi peu de libido. Les baisers, les contacts charnels, serrer qui j’aimais contre moi, je ne comprenais pas: ça ne me faisait plus grand chose. je ne parvenais pas à avoir une érection si je baisais dans le noir: rien ne m’émouvait, le contact devenu étrangement anonyme de la peau, l’absence de goût de la salive, ce n’était pas assez. Je n’étais excité qu’à certaines conditions, si nous le faisions dans la grande lumière, si mon amoureuse, à qui je le demandais, vocalisait suffisamment fort. Il fallait compenser par les autres sens ce que j’avais perdu olfactivement.
Puis un jour je compris que je ne retrouverai jamais l’odorat. On avait fini par me prescrire une IRM : atteinte bilatérale du cortex olfactif. Je ne retrouverai jamais l’odorat puisque les neurones dont l’activité le créent étaient morts, qu'aucun soleil ne pouvait plus se lever sur cette région de l'esprit. Je ne m’habituais pas à cette nouvelle condition. Ce n’est pas seulement que j’avais perdu le goût de la nourriture ou du sexe. Mais si je dormais avec qui j’aimais, si je devais me réveiller au milieu de la nuit, dans le noir de la chambre, je la croyais absente: je ne sentais plus son odeur. Alors régulièrement je devais tendre la main pour vérifier sa présence. Arrivant dans une pièce, à ne pas la voir, je ne savais pas si elle était là, si elle y était venue. Mon amour était devenu comme un fantôme, c’est à dire l’image de sa présence passée : c’est le même être, la même chair ; mais quelque chose faisait défaut à l’incarnation. sa présence totale manquait, je vivais comme dans son éclipse. Et ce vide que je sentais en moi je finissais par le trouver en elle. De la tristesse, je finis par éprouver du dépit, de l’amertume. Je ne pouvais pas m’empêcher de lui reprocher d’être si superficiellement elle-même, de n’être pas incarnée tout à fait, j’avais l’impression qu’elle le faisait exprès, de se laisser au monde anonyme. Et quelle patience avait-elle, je pleurais alors, je lui expliquais, je la voyais hocher la tête avec l’air compréhensif qu’on a lorsqu’on est face à quelque chose dont on ne pourra jamais faire l’expérience : les gestes de la compassion, mais les yeux restent vides. Vides comme l’est de chair le miroir où l’on se regarde. Nous finîmes par nous séparer.
L’expérience du monde est faite de différentes couches superposées les unes aux autres. Certaines sont plus superficielles, d’autres plus profondes. Ce qui détermine ce rôle, c’est la centralité de leur place dans ce réseau qui organise l’expérience. Les changements d’une, souvent, corrèlent avec les changements des autres. Je n’avais jamais aimé qu’elle, je n’aimerai jamais plus, puisque j’ai perdu le sens pour.