une ville moyenne
Semper idem sed non eodem modo.
"Moyenne" a trois sens qui se recouvrent partiellement : 1) la moyenne au sens quantitatif, qui peut être obtenue selon différentes méthodes (arithmétique, géométrique, etc); 2) la moyenne au sens qualitatif de catégorie située à mi-chemin des extrema d'une distribution de catégories qualitatives (par exemple, une ville moyenne, qui n'est donc ni une mégalopole, ni un hameau) ; 3) la moyenne au sens qualitatif et appréciatif de "moyen", de ce qui n'est pas remarquable, ni dans la médiocrité, ni dans la grandeur.
Musil, dans l'Homme sans Qualités, écrivait : la vie d'une personne est à peu près la moyenne de toutes les vies qu'iel aurait pu avoir. Cette analogie décrit la vie d'un individu à peu près comme le maximum d’une fonction de densité de probabilité : comme en physique quantique, la vie que l’on observe correspond à l'effondrement (à l'incarnation en particule, à la particularisation) de la fonction d'onde qui comporte en elle toutes les vies possibles d’un individu. La combinaison de l'ensemble de ces vies laisse apparaitre la vie probable, qui est celle observée, vécue. Mais on peut aussi penser aussi à "moyenne" au sens de ce n'est pas remarquable, par écho à la polysémie analogue du titre d'un "Homme sans Qualités" : "qualités" y signifie "propriétés", parce que ce roman décrit la vie d'un homme qui, parce qu'il rêve sa vie, la soupèse, la considère sous tous ses aspects, réalise qu'il n'a aucune propriété qui lui permettrait de prendre confortablement sa place dans le monde; mais "sans qualités" peut signifier aussi une absence de qualités au sens moral du terme. Car si chacun est la moyenne des vies qu'il aurait pu avoir, il est plus probable que la moyenne des qualités et des défauts contenus dans l'ensemble de ses vies résulte en une vie où qualités et défauts s'annulent réciproquement. Chaque individu est par définition une personne banale, dont les propriétés et les actions se logent quelque part sous le point le plus élevé de la cloche gaussienne des actions et des qualités ; on loge sous cette haute toiture, on dort à ce lit-couchette perdu dans un dortoir des existences étendu à perte de vue. Chaque individu est par définition une personne qui n'a rien de remarquable.
Figure 1 : un individu banal.
Les choses moyennes sont, par définition, les objets et les évènements de nos vies, divinités d'un panthéon de dieux lares, dieux mineurs et sans pouvoirs du foyer, de la quotidienneté et de l'habitude. Les choses moyennes forment notre langage et notre mode de compréhension du monde : elles sont le prototype cognitif qui rend le réel intelligible. Si nous sommes confrontés à quelque chose de divinement ou d'horriblement sublime, nous le décomposons et recomposons en plus médiocres quantités, en petits fours banals qui se prêtent à notre digestion. Le génie des choses moyennes est d'éclairer ce qui ne l'est pas, comme le soleil se secoue, se dépose, pissenlit soufflé de ses rayons, sur les objets révélés dans le creux de la pupille ou dans le creux de la main.
Les villes répondant à la définition INSEE des villes moyennes : « un pôle de moyenne ou grande aire urbaine, comprenant donc plus de 5 000 emplois, dont la population est inférieure à 150 000 habitants et qui n'est pas préfecture d'une ancienne région », ne sont pas les plus représentés dans le maillage territorial des groupements d'habitation : il ne s'agit pas d'une gaussienne mais d'une distribution unimodale dont le pic se retrouve au niveau des groupements d'habitations les moins peuplées. C'est une exponentielle inversée, et cela même au temps de la désertification des territoires ruraux. Puisque les villages lentement abandonnés ne disparaissent pas des cartes, silencieusement leurs briques, leurs tuiles, leurs pierres persévèrent.
Figure 2 : les villes moyennes sont très moyennement représentées parmi l'ensemble des communes.
Ces villages gravitent autour des villes moyennes comme des étoiles distantes sur les bras d'une galaxie. Plus on se rapproche du centre, plus la densité augmente, sous l'effet d'attraction d'un plus grand groupement populationnel. Les organisations humaines ont elles aussi leur force de gravité.
A écrire sur les villes moyennes, on pense aussi spontanément à "moyen" au sens de ce qui n’est pas remarquable. C’est bien cette imagerie que l'on convoque : celle d’existences qui n’ont rien de particulier, dans des villes à leur image, à moins que ce ne soit l'inverse. Des villes dont l’histoire tient en une poignée de notes de bas de page dans un roman qui s’écrirait à l’échelle d'une nation ; des vies que l’on ne considère qu'agrégées pour en obtenir des statistiques. Des vies de sous-préfecture, comme écrivait Louis Aragon, qui détestait les séjours obligés pour raisons familiales à Commercy (Meuse).
Ces deux sens de « moyenne », s'agissant des villes, tendent à se confondre d’avantage dans le contexte de l’urbanisation et du dépeuplement des territoires, de la « diagonalisation du vide » qui serait à l’oeuvre un peu partout en France : centre villes désertés, car nous ne sommes plus au temps où l’on travaillait et mourrait à peu près dans un rayon de 50 kilomètres de son lieu de naissance; la mobilité territoriale met en concurrence les uns avec les autres tous les groupements populationnels, et à ce jeu les villes moyennes n’ont, par définition, rien de particulièrement remarquable : ni l’attractivité réservée aux métropoles (ou à ces villes qui, à défaut d’être des « grandes villes » au sens strict du terme, restent des aires de rayonnement urbain à l’échelle régionale), ni l'imagerie bucolique de la ruralité. Et si certaines villes moyennes "tirent leur épingle du jeu", pour utiliser un langage de journaliste (ce qui signifie que les dynamiques migratoires les transformeront à terme en villes non-moyennes), d'autres sont précisément celles concernées par cette diagonale qui, plutôt que de barrer le pays d'un grand coup de craie, le peuple de l'intérieur comme une colonie de champignons.
https://www.atlantico.fr/decryptage/3582249/ces-villes-francaises-moyennes-qui-s-en-sortent-chartres-luneville-colmar-meaux-agde-laurent-chalard-
Document 1: "Ces villes moyennes qui s'en sortent", une denrée remarquable.
L'iconographie des villes moyennes est celle de la quotidienneté, de la banalité, du « vrai pays » qui, contrairement aux aires rurales, ne se vit pas particulièrement tel. Les villes moyennes sont des villes ; les villes sont des lieux de décision et de pouvoir ; seulement, dans les villes moyennes, l'on n’exerce qu’un pouvoir moyen. Et il arrive qu’on y vive comme avec le sentiment de vouloir s’en excuser.
Cependant, cela ne change rien à l’affaire. Je n'ai pas besoin d'évoquer leur charme propre, qui est à peine un charme de catégorie, qui est surtout un charme d'individualités, certaines villes s'ouvrent devant vous comme font les livres d'histoire, certaines trônent comme au sommet métaphorique de leur arrière-pays (le pays limousin, le pays camarguais, le pays cévennol...). Cela ne change rien à l'affaire : où que l’on naisse et grandisse dans le monde, on y est jeté et on tente de s'en déprendre, ce que tout le monde sait.
"Moyenne" a trois sens qui se recouvrent partiellement : 1) la moyenne au sens quantitatif, qui peut être obtenue selon différentes méthodes (arithmétique, géométrique, etc); 2) la moyenne au sens qualitatif de catégorie située à mi-chemin des extrema d'une distribution de catégories qualitatives (par exemple, une ville moyenne, qui n'est donc ni une mégalopole, ni un hameau) ; 3) la moyenne au sens qualitatif et appréciatif de "moyen", de ce qui n'est pas remarquable, ni dans la médiocrité, ni dans la grandeur.
Musil, dans l'Homme sans Qualités, écrivait : la vie d'une personne est à peu près la moyenne de toutes les vies qu'iel aurait pu avoir. Cette analogie décrit la vie d'un individu à peu près comme le maximum d’une fonction de densité de probabilité : comme en physique quantique, la vie que l’on observe correspond à l'effondrement (à l'incarnation en particule, à la particularisation) de la fonction d'onde qui comporte en elle toutes les vies possibles d’un individu. La combinaison de l'ensemble de ces vies laisse apparaitre la vie probable, qui est celle observée, vécue. Mais on peut aussi penser aussi à "moyenne" au sens de ce n'est pas remarquable, par écho à la polysémie analogue du titre d'un "Homme sans Qualités" : "qualités" y signifie "propriétés", parce que ce roman décrit la vie d'un homme qui, parce qu'il rêve sa vie, la soupèse, la considère sous tous ses aspects, réalise qu'il n'a aucune propriété qui lui permettrait de prendre confortablement sa place dans le monde; mais "sans qualités" peut signifier aussi une absence de qualités au sens moral du terme. Car si chacun est la moyenne des vies qu'il aurait pu avoir, il est plus probable que la moyenne des qualités et des défauts contenus dans l'ensemble de ses vies résulte en une vie où qualités et défauts s'annulent réciproquement. Chaque individu est par définition une personne banale, dont les propriétés et les actions se logent quelque part sous le point le plus élevé de la cloche gaussienne des actions et des qualités ; on loge sous cette haute toiture, on dort à ce lit-couchette perdu dans un dortoir des existences étendu à perte de vue. Chaque individu est par définition une personne qui n'a rien de remarquable.
Figure 1 : un individu banal.
Les choses moyennes sont, par définition, les objets et les évènements de nos vies, divinités d'un panthéon de dieux lares, dieux mineurs et sans pouvoirs du foyer, de la quotidienneté et de l'habitude. Les choses moyennes forment notre langage et notre mode de compréhension du monde : elles sont le prototype cognitif qui rend le réel intelligible. Si nous sommes confrontés à quelque chose de divinement ou d'horriblement sublime, nous le décomposons et recomposons en plus médiocres quantités, en petits fours banals qui se prêtent à notre digestion. Le génie des choses moyennes est d'éclairer ce qui ne l'est pas, comme le soleil se secoue, se dépose, pissenlit soufflé de ses rayons, sur les objets révélés dans le creux de la pupille ou dans le creux de la main.
Les villes répondant à la définition INSEE des villes moyennes : « un pôle de moyenne ou grande aire urbaine, comprenant donc plus de 5 000 emplois, dont la population est inférieure à 150 000 habitants et qui n'est pas préfecture d'une ancienne région », ne sont pas les plus représentés dans le maillage territorial des groupements d'habitation : il ne s'agit pas d'une gaussienne mais d'une distribution unimodale dont le pic se retrouve au niveau des groupements d'habitations les moins peuplées. C'est une exponentielle inversée, et cela même au temps de la désertification des territoires ruraux. Puisque les villages lentement abandonnés ne disparaissent pas des cartes, silencieusement leurs briques, leurs tuiles, leurs pierres persévèrent.
Figure 2 : les villes moyennes sont très moyennement représentées parmi l'ensemble des communes.
Ces villages gravitent autour des villes moyennes comme des étoiles distantes sur les bras d'une galaxie. Plus on se rapproche du centre, plus la densité augmente, sous l'effet d'attraction d'un plus grand groupement populationnel. Les organisations humaines ont elles aussi leur force de gravité.
A écrire sur les villes moyennes, on pense aussi spontanément à "moyen" au sens de ce qui n’est pas remarquable. C’est bien cette imagerie que l'on convoque : celle d’existences qui n’ont rien de particulier, dans des villes à leur image, à moins que ce ne soit l'inverse. Des villes dont l’histoire tient en une poignée de notes de bas de page dans un roman qui s’écrirait à l’échelle d'une nation ; des vies que l’on ne considère qu'agrégées pour en obtenir des statistiques. Des vies de sous-préfecture, comme écrivait Louis Aragon, qui détestait les séjours obligés pour raisons familiales à Commercy (Meuse).
Ces deux sens de « moyenne », s'agissant des villes, tendent à se confondre d’avantage dans le contexte de l’urbanisation et du dépeuplement des territoires, de la « diagonalisation du vide » qui serait à l’oeuvre un peu partout en France : centre villes désertés, car nous ne sommes plus au temps où l’on travaillait et mourrait à peu près dans un rayon de 50 kilomètres de son lieu de naissance; la mobilité territoriale met en concurrence les uns avec les autres tous les groupements populationnels, et à ce jeu les villes moyennes n’ont, par définition, rien de particulièrement remarquable : ni l’attractivité réservée aux métropoles (ou à ces villes qui, à défaut d’être des « grandes villes » au sens strict du terme, restent des aires de rayonnement urbain à l’échelle régionale), ni l'imagerie bucolique de la ruralité. Et si certaines villes moyennes "tirent leur épingle du jeu", pour utiliser un langage de journaliste (ce qui signifie que les dynamiques migratoires les transformeront à terme en villes non-moyennes), d'autres sont précisément celles concernées par cette diagonale qui, plutôt que de barrer le pays d'un grand coup de craie, le peuple de l'intérieur comme une colonie de champignons.
https://www.atlantico.fr/decryptage/3582249/ces-villes-francaises-moyennes-qui-s-en-sortent-chartres-luneville-colmar-meaux-agde-laurent-chalard-
Document 1: "Ces villes moyennes qui s'en sortent", une denrée remarquable.
L'iconographie des villes moyennes est celle de la quotidienneté, de la banalité, du « vrai pays » qui, contrairement aux aires rurales, ne se vit pas particulièrement tel. Les villes moyennes sont des villes ; les villes sont des lieux de décision et de pouvoir ; seulement, dans les villes moyennes, l'on n’exerce qu’un pouvoir moyen. Et il arrive qu’on y vive comme avec le sentiment de vouloir s’en excuser.
Cependant, cela ne change rien à l’affaire. Je n'ai pas besoin d'évoquer leur charme propre, qui est à peine un charme de catégorie, qui est surtout un charme d'individualités, certaines villes s'ouvrent devant vous comme font les livres d'histoire, certaines trônent comme au sommet métaphorique de leur arrière-pays (le pays limousin, le pays camarguais, le pays cévennol...). Cela ne change rien à l'affaire : où que l’on naisse et grandisse dans le monde, on y est jeté et on tente de s'en déprendre, ce que tout le monde sait.