rituel d'enfance
Mon enfance est plate comme du pain azyme. Ce pays s’étend circulairement comme un disque terrestre au dessus duquel on aurait suspendu une voute céleste monotone qui montre toujours les mêmes étoiles, la même diapositive figée.
- Louis ! m’appelle ma mère.
Je reprends la diapositive, le disque, le pays, le pain azyme, l’assiette où je tartine toutes mes pensées, qui me sert de tête, et l’amène docile devant la source de la moitié de mon matériel génétique, mais en vérité d’avantage, puisque le chromosome X est bien plus grand que le chromosome Y.
Ma mère a pour moi des paroles sages, pénétrantes, profondes, qui me guident dans mon obscurité. Car lorsque j'étais enfant, je parlais comme un enfant, je pensais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant; lorsque je suis devenu homme, j'ai fait disparaître ce qui était de l'enfant. Aujourd'hui nous voyons au moyen d'un miroir, d'une manière obscure, mais alors nous verrons face à face; aujourd'hui je connais en partie, mais alors je connaîtrai comme j'ai été connu.
- Va chercher le pain, me commande ma mère.
On ordonne et j’obéis. J’habitais à Paris alors pour la première fois de ma vie. J’avais 9 ans et je goûtais à cette liberté folle: aller par moi même de par les rues, dans un rayon de 600 mètres carrés autour de ma maison, comme muni d’une attestation dérogatoire, puisque je rentrais de l’école seul, et que j’allais parfois chercher le pain, ou les journaux. Avant cela, je n’avais jamais habité que dans des pays étrangers, et on ne me laissait jamais m’aventurer dans les rues seul - qui savait ce qui pouvait arriver à un petit enfant blanc ne parlant pas un mot de la langue autochtone?
J’allais donc chercher le pain, muni de ma liberté, de mon égalité, de ma fraternité : je suis en France. Allant chercher le pain, je contournais soigneusement le kiosque de la marchande de journaux. En effet, allant chercher les journaux, pour mes parents, et parfois des magazines, pour moi même, la marchande, qui devait me trouver mignon, je l’étais, s’était mise à m’offrir des chupa chups chaque fois que je la voyais. Cette perspective me terrifiait, m’anéantissait. Quand tout autre enfant normalement constitué aurait été heureux de cet évènement, voire aurait plus souvent qu’à son tour tenté sa chance, je n’osais plus, depuis, passer devant la kiosquière, de peur qu’elle ne me sollicite d’une sucette gratuite, que je ne me sentais pas mériter - plus précisément j’avais peur que, passant devant elle, elle interprète ce passage comme un appel à obtenir une sucette, que je désirais au fond mais que je n’assumais pas… je contournais donc la kiosquière pour aller chercher le pain.
Tous les enfants ont la tête pleine de rituels quelconques, panier chargé de courses comme on rentre du marché, artichauts, courgettes, carottes, charcuterie, viennoiserie, pains. On saute par dessus toutes les lignes séparant les pavés, autrement on meurt; ou au contraire on se force à marcher sur ces lignes, autrement on meurt; on effeuille les marguerites pour savoir si on est aimé, autrement on meurt; on se dit pour soi même des phrases précises, avant de réaliser une action, autrement on meurt; on suit toutes ces superstitions que l’on s’invente, autrement on meurt. Dans l’enfance, la mort est partout, la dissolution, à chaque pas elle vous guette, le monde est incompréhensible, la mort rode, mais elle ne ressemble pas à la mort, elle n’en a pas le visage, elle n’a que celui du sommeil, du sommeil qui vient vous attraper alors que vous êtes immobiles dans l’obscurité de la chambre.
J'étais un enfant particulièrement rempli de ces stéréotypes, de ces rites qu’on se fabrique soi même, prêtres de sa propre religion débile, au sens étymologique, c’est à dire sans pouvoir, sans effet, sans capacité, sans dieux, sans miracles, mais avec tout le mystère, avec seulement le mystère qui ordonne et règle le monde, le monde ordonné et réglé en raison de l’existence du mystère, le chaos configuré comme des paramètres d’application mobile, un mystère dans une baudruche plate comme du pain azyme.
L’inutilité du mystère, mais point sa pauvreté, point sa sécheresse. On remplit toutes les journées avec sa seule imagination. Chaque évènement banal est le prétexte à inventer des mondes possibles qui bifurquent à partir de cet évènement, ou bien des mondes possibles créés à rebours dans l’imagination rétrospective, batailles vaincues, coeurs gagnés, paroles échangées, actes imaginaires, ou toute la banalité de ce monde-ci, sans héros, sans péripéties, sans gloire, toute la banalité de ce monde-ci qui a encore tout l’exotisme et le charme de n’être pas advenu.
Le plus clair de mon enfance consistait à imaginer des choses pendant des heures et des heures : imaginer la suite de ma partie de Pokémon; imaginer que je vivais dans Pokémon; imaginer que j'étais un Pokémon; imaginer que j’avais telle ou telle propriété; imaginer que je disais ceci ou cela, vivait ceci ou cela, évènements anodins, évènements tragiques; évènements, peu importe, dont on est le metteur en scène, et le monde se déroule sous vos yeux comme la partition, comme la feuille martelée d’encre du télégraphe, comme la feuille percée de trous du papier à musique. Ce rituel les contenait, les expliquait tous.
- Louis! m’appelle ma mère.
Je reprends le papier à musique, le télégraphe, la caméra, Pokémon, les mondes et les pays, le pain azyme et la viennoiserie chaude, le bestiaire complet de l’imagination, la kabbale aux chiffres et symboles séraphiques, tous les noms de Sephiroth, leur correspondances secrètes, la capacité à nommer les anges avec la numérologie de l'alphabet hébreux, qui révèle le seul et véritable nom de Dieu, car Dieu est le Verbe, et le Verbe est la chair du monde, sous la peau des phénomènes, le Verbe est le monde qui palpite, la sensibilité du Verbe est ce dont le monde est fait.
- Va prendre ta douche, me commande ma mère.
Je vais prendre ma douche, et c’est l’infini qui recommence.
- Louis ! m’appelle ma mère.
Je reprends la diapositive, le disque, le pays, le pain azyme, l’assiette où je tartine toutes mes pensées, qui me sert de tête, et l’amène docile devant la source de la moitié de mon matériel génétique, mais en vérité d’avantage, puisque le chromosome X est bien plus grand que le chromosome Y.
Ma mère a pour moi des paroles sages, pénétrantes, profondes, qui me guident dans mon obscurité. Car lorsque j'étais enfant, je parlais comme un enfant, je pensais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant; lorsque je suis devenu homme, j'ai fait disparaître ce qui était de l'enfant. Aujourd'hui nous voyons au moyen d'un miroir, d'une manière obscure, mais alors nous verrons face à face; aujourd'hui je connais en partie, mais alors je connaîtrai comme j'ai été connu.
- Va chercher le pain, me commande ma mère.
On ordonne et j’obéis. J’habitais à Paris alors pour la première fois de ma vie. J’avais 9 ans et je goûtais à cette liberté folle: aller par moi même de par les rues, dans un rayon de 600 mètres carrés autour de ma maison, comme muni d’une attestation dérogatoire, puisque je rentrais de l’école seul, et que j’allais parfois chercher le pain, ou les journaux. Avant cela, je n’avais jamais habité que dans des pays étrangers, et on ne me laissait jamais m’aventurer dans les rues seul - qui savait ce qui pouvait arriver à un petit enfant blanc ne parlant pas un mot de la langue autochtone?
J’allais donc chercher le pain, muni de ma liberté, de mon égalité, de ma fraternité : je suis en France. Allant chercher le pain, je contournais soigneusement le kiosque de la marchande de journaux. En effet, allant chercher les journaux, pour mes parents, et parfois des magazines, pour moi même, la marchande, qui devait me trouver mignon, je l’étais, s’était mise à m’offrir des chupa chups chaque fois que je la voyais. Cette perspective me terrifiait, m’anéantissait. Quand tout autre enfant normalement constitué aurait été heureux de cet évènement, voire aurait plus souvent qu’à son tour tenté sa chance, je n’osais plus, depuis, passer devant la kiosquière, de peur qu’elle ne me sollicite d’une sucette gratuite, que je ne me sentais pas mériter - plus précisément j’avais peur que, passant devant elle, elle interprète ce passage comme un appel à obtenir une sucette, que je désirais au fond mais que je n’assumais pas… je contournais donc la kiosquière pour aller chercher le pain.
Tous les enfants ont la tête pleine de rituels quelconques, panier chargé de courses comme on rentre du marché, artichauts, courgettes, carottes, charcuterie, viennoiserie, pains. On saute par dessus toutes les lignes séparant les pavés, autrement on meurt; ou au contraire on se force à marcher sur ces lignes, autrement on meurt; on effeuille les marguerites pour savoir si on est aimé, autrement on meurt; on se dit pour soi même des phrases précises, avant de réaliser une action, autrement on meurt; on suit toutes ces superstitions que l’on s’invente, autrement on meurt. Dans l’enfance, la mort est partout, la dissolution, à chaque pas elle vous guette, le monde est incompréhensible, la mort rode, mais elle ne ressemble pas à la mort, elle n’en a pas le visage, elle n’a que celui du sommeil, du sommeil qui vient vous attraper alors que vous êtes immobiles dans l’obscurité de la chambre.
J'étais un enfant particulièrement rempli de ces stéréotypes, de ces rites qu’on se fabrique soi même, prêtres de sa propre religion débile, au sens étymologique, c’est à dire sans pouvoir, sans effet, sans capacité, sans dieux, sans miracles, mais avec tout le mystère, avec seulement le mystère qui ordonne et règle le monde, le monde ordonné et réglé en raison de l’existence du mystère, le chaos configuré comme des paramètres d’application mobile, un mystère dans une baudruche plate comme du pain azyme.
L’inutilité du mystère, mais point sa pauvreté, point sa sécheresse. On remplit toutes les journées avec sa seule imagination. Chaque évènement banal est le prétexte à inventer des mondes possibles qui bifurquent à partir de cet évènement, ou bien des mondes possibles créés à rebours dans l’imagination rétrospective, batailles vaincues, coeurs gagnés, paroles échangées, actes imaginaires, ou toute la banalité de ce monde-ci, sans héros, sans péripéties, sans gloire, toute la banalité de ce monde-ci qui a encore tout l’exotisme et le charme de n’être pas advenu.
Le plus clair de mon enfance consistait à imaginer des choses pendant des heures et des heures : imaginer la suite de ma partie de Pokémon; imaginer que je vivais dans Pokémon; imaginer que j'étais un Pokémon; imaginer que j’avais telle ou telle propriété; imaginer que je disais ceci ou cela, vivait ceci ou cela, évènements anodins, évènements tragiques; évènements, peu importe, dont on est le metteur en scène, et le monde se déroule sous vos yeux comme la partition, comme la feuille martelée d’encre du télégraphe, comme la feuille percée de trous du papier à musique. Ce rituel les contenait, les expliquait tous.
- Louis! m’appelle ma mère.
Je reprends le papier à musique, le télégraphe, la caméra, Pokémon, les mondes et les pays, le pain azyme et la viennoiserie chaude, le bestiaire complet de l’imagination, la kabbale aux chiffres et symboles séraphiques, tous les noms de Sephiroth, leur correspondances secrètes, la capacité à nommer les anges avec la numérologie de l'alphabet hébreux, qui révèle le seul et véritable nom de Dieu, car Dieu est le Verbe, et le Verbe est la chair du monde, sous la peau des phénomènes, le Verbe est le monde qui palpite, la sensibilité du Verbe est ce dont le monde est fait.
- Va prendre ta douche, me commande ma mère.
Je vais prendre ma douche, et c’est l’infini qui recommence.