Romances sans paroles, sans personnages, et sans sujet

par loulou, mercredi 03 mars 2021, 13:21 (il y a 1359 jours)

1.
Appartement où les plantes disputent la surface des meubles à des babioles ramenées avec goût de voyages quelconques. Là, chez soi, on retrouve l'immanence de sa photosynthèse propre, celle qui convertit le repos en nouveaux projets.

Quels projets? C’est la fin de l'été mais on n'est pas parti en vacances, ou à peine. Resté à Paris pour le travail, on a déambulé dans une ville allégée de ses habitants et de l'absence des touristes usuels, mais pourtant l'air est lourd. On aurait préféré mettre entre soi et ses obligations mille kilomètres de soleil justifiant la procrastination. Un CDD arrive à son terme. Une proposition de CDI dans l’entreprise qui employait en CDD a été refusée pour se consacrer à autre chose, même si cela reste indéfini. Qui s'en préoccupe? On plaisante de la sagacité à refuser un emploi stable, bien que psychologiquement fatigant, en plein coeur d'une crise économique. Mais qui s’en soucie ? L'avenir ne restera pas longtemps les mains libres. C'est la fin de l'été, on désire la nature que l’absence de vacances, depuis un an, nous a refusé. Il y a les bois de Boulogne ou de Vincennes où faire des promenades, ou des parcs. C'est cela la nature ici : quelques hectares de verdure attendant au bout de 40 minutes de métro. Que reste-t-il de la nature, et des promenades, une fois rentré chez soi, les volets fermés et les yeux clos? C’est la fin de l’été, on retrouve le chemin du travail qu'ailleurs on égare. C’est la fin de l’été. Heureusement ou malheureusement, qui peut le dire ? Ce qui s'égare retrouvera toujours une place.


2.
La lumière de septembre est nostalgique. Progressivement elle pâlit, mais dans ce mouvement qui la fait passer d'un solstice (l'été) à l'autre (l'hiver) elle se diffracte en de plus en plus de volumes rouges, orangés lorsque vient le crépuscule. Petite cérémonie de deuil chaque soir, bientôt la lumière mourra. Le fond de l'air se refroidit, la fraicheur est une veste légère que l'on passe à ses épaules, il faut donc les couvrir. Un rendez vous chez pole emploi est donné, plus précisément à l'APEC. Il s'agit de remplir des paperasseries pour finaliser une procédure d'inscription permettant d'obtenir une subvention de vivre afin de continuer à payer le loyer. Il faut montrer patte blanche. A la fin de l'entretien, le conseiller énonce, demi-souriant : "alors, vous activerez votre réseau". Manière de dire : vous n'avez qu'à attendre, vous verrez dans quelques mois. Le réseau sera activé, c'est à dire qu'on changera sa photo de profil linkedin pour l'affubler d'une bannière #opentowork. Les profils défilent sur la page, visages qui représentent chacun à leur manière une certaine idée de la compétence, tous estampillés d'un bannière verte #opentowork. Cela sonne mieux que #lookingforajob ou #ineedtopaymyrent. Pourtant, on n'est pas si mal loti. On a eu l'idée de se réorienter, au cours de ses études, vers un secteur "qui recrute". C'est à dire qu'on n'est pas dans le secteur, mais on peut essayer de s'incruster, comme à une soirée où on connait quelqu'un qui connait quelqu'un qui... Dans ce contexte de crise économique, on n'est pas si mal loti. On ne trouve pourtant pas de travail. En tout cas pour le moment : rien d'anormal, ça peut mettre 6 mois, 10 si il le faut. On découvre la vie sans ressources. On en avait déjà peu, là moins, cela développe une agilité de funambule. Il faut arrêter de fumer, ça devient trop cher, c'est toujours ça. Fumer pourtant occupe, on s'occupe comme on peut. Ballet connu : chercher des annonces, envoyer des CV. La lumière de septembre est clémente, on dirait qu'elle s'excuse de l'hiver à venir. Les bars sont toujours fermés, mais on n'a pas d'argent à y dépenser, c'est toujours ça. Les promenades ne sont pas onéreuses, la lumière le permet. Le fond de l'air n'est pas si froid, et Paris est parfois jolie dans la lumière, les toits ardoise des immeubles étalés dans le creux de sa main. Les étudiants reprennent le chemin des salles de classe ou des appels zoom. La lumière de septembre est clémente. Le fond de l'air est un peu froid, mais on ne le sait pas.

Romances sans paroles, sans personnages, et sans sujet

par au phil de la vie, mercredi 03 mars 2021, 15:53 (il y a 1359 jours) @ loulou

Très beau !
Fond, forme, message délivré, sensibilité, tout y est.
Merci pour ce texte.

Romances sans paroles, sans personnages, et sans sujet

par Périscope @, vendredi 05 mars 2021, 18:10 (il y a 1357 jours) @ au phil de la vie

entre chronique sociale poésie et journal intime

j'aime le "on"

Romances sans paroles, sans personnages, et sans sujet

par loulou, mercredi 03 mars 2021, 19:54 (il y a 1359 jours) @ loulou

3.
On ébauche, mentalement, la liste des ses "options". Il y a cette amie perdue de vue que l'on recontacte par opportunisme : elle connait des gens qui connaissent des gens qui... Evidemment, tout fonctionne par réseau, condition suffisante lorsque les diplômes ne sont que condition nécessaire. On la retrouve dans une rue ensoleillée, dans ce qu'il reste de soleil de septembre, non loin de chez elle, dans ce qu'il reste de mémoire, non loin de chez elle comme au temps où on avait d'elle une vue plus précise, plus intime, ne nécessitant pas de chausser les verres correcteurs des formules banales ("quoi de neuf, depuis le temps?). Elle est malgré tout une sorte d'exemple. Diplômée d'une école qui lui aurait permis de trouver facilement un travail, ayant mené à terme un stage dans une boite qui aurait pu l'embaucher, elle a préféré vivoter en alternant RSA, chômage et missions quelconques, connaissant suffisamment de personnes pour mettre, de manières diverses, du beurre dans ses épinards. Mais lorsqu'elle travaille trop, on lui coupe les aides, donc elle revient à l'immobilité, comme un athlète qui ne veut pas forcer son muscle à peine remis d'une blessure. On prend une grenadine et une bière (achetés au franprix), on s'assied sur le trottoir. Elle m'expose qu'elle revient d'un voyage à Rome, où on lui avait proposé de participer à un shooting photo ; que surprise par le dernier confinement en France, elle a choisi de rester sous ce soleil plus aimable ; qu'elle n'a pas dépensé un sou, logeant alternativement chez plusieurs connaissances recommandables ; qu'elle a pris de la MDMA dans une villa donnant sur le Mont Palatin, et que de là, sur le toit, elle avait regardé sur Rome se lever le soleil, le soleil couvrir la ville de ses mains parfumées, ces multitudes de mains qui sentent le pain chaud et qu'on trouve sur les fenêtres, les trottoirs, les visages, et qu'on appelle les rayons, tandis que dans son cerveau le soleil de la sérotonine restait au zénith. Cela donne envie.

On est un peu jaloux de toutes ces aubaines qu'elle semble n'avoir qu'à cueillir comme des fruits murs. Evidemment, cela est quand même la résultante d'un travail bien fait : l'entregent. Lui exposant, à mon tour, ma situation, en des termes plus brefs, elle promet de procéder à une mise en contact avec quelques personnes qui pourraient être intéressées par ce qu'on a de "compétences". A-t-on des compétences ? Des diplômes, oui. Mais des compétences ? Les compétences sont des diplômes convertis en pouvoir d'achat. On caresse l'idée de faire des missions quelconques, ce qui permettrait de s'acheter du temps ; or, on ne prête qu'aux riches. Très bien. On note quelques noms, quelques mails, et on commence à ébaucher mentalement les suppliques que l'on pourrait leur adresser, histoire de se trouver du travail, cependant que l'on pense aussi à autre chose. A la fin de l'été, la nuit surprend. Elle tombe plus vite que ce dont on a gardé mémoire. Mais elle annonce aussi plus rapidement que l'heure du couvre-feu approche. Parce que le temps passe, fatalement, on se dit au revoir, plus lourd de quelques projets. Parce que le temps passe, fatalement, on rentre chez soi.