Oisifs dans le Hampshire

par Périscope @, samedi 24 avril 2021, 15:43 (il y a 1092 jours)

Oisifs dans le Hampshire


Le salon est dans la pénombre. Chatoient quelques tentures, et autres brocarts jetés sur les fauteuils. Les rideaux se balancent dans la fraîcheur de la véranda ouverte sur le jardin.
– Cette nuit, une petite pluie a tenu compagnie à la nuit, dit Miss Mathews.
– Oui et au matin, on retrouve les arbres tout trempés de gratitude, répond Suzanne.
Les livreurs de légumes, dans la rue, déchargent leur cargaison devant les halls. On entend le choc brutal des cageots et des caisses.
– Une journée est composée de brefs instants, avec chacun au bout son devoir de décision, bougonne Mr Barker, engoncé dans sa robe de chambre lie de vin.
– Et oui hélas, soupire Miss Mathews.
– Regardez ! le soleil ouvre lentement ses yeux sur le tronc des platanes, dit Suzanne.
Puis dans le silence revenu, elle poursuit,
– Le matin, les arbres sont encore bien posés à côté l’un de l’autre, mais à midi déjà tout se mélange.
– Et ainsi de passion en passion la vie finit par s’écouler, dit Barker, bourrant sa pipe d’un filandreux tabac du nord.
– Ah non, tu ne vas pas déjà fumer ! s’écrie Miss Mathews.
– Quand un animal s’ennuie, il faut lui crier dessus, ou le caresser. Moi, je préfère les caresses. Quand deux merles trottinent autour d’un buisson, c’est qu’ils se racontent des histoires. Racontez-moi une jolie histoire Miss Mathews.
– Attention la gentillesse est peut-être une recherche de rédemption, dit soudain Rhoda entrant avec un lourd plateau rempli de thé, qu’elle dépose sur une petite table en bois de teck asiatique.
– Les nuages qui débordent du cerveau assombrissent le ciel de tout le monde, dit Suzanne.
– Heureusement que la cervelle n’est pas une tirelire, sinon on entendrait le bruit des sous, n’est-ce pas Miss Andrews ? dit fielleusement Barker.
– Je préfère entendre le roucoulement des pigeons, ils adoucissent le paysage, fait Miss Mathews se dirigeant, le menton pointé, vers le jardin.
– Comment peut-on comprendre le manque de quelqu’un, puisqu’il manque ? s’étonne Rhoda.
– L’existence est comme un élastique, mou et détendu sur la table, il attend que quelqu’un vienne et le tende, dit Barker dans son brouillard de fumée.
– Oui… et alors ? fait Rhoda, aux aguets, pareil à un majestueux Setter anglais.
– L’homme fatigué préfère les phrases courtes, rétorque Barker.
– C’est toujours comme ça, les penseurs jettent un regard torve sur l’inconscient.
– Oh oh… grommelle Barker. Je ne pourrai jamais accepter la mort de mon ennemi. Les neurologues seuls donnent des réponses aux états d’âme.
– Bon, buvons un peu de thé avant qu’il ne refroidisse, dit Suzanne. Les livreurs de légumes sont repartis, la rue est libre maintenant. Un gros chien noir gambade dans l’herbe verte du parc.
– Moi, je crois seulement qu’on devient ce qu’on craint, parce que justement on le craint, relance Rhoda.
– Il n’y a que la solitude pour nous épargner de devoir chercher des paroles justes, dit Barker.
– Les feuillages sont des voiliers qui tanguent sous les coups du vent, et la nuit, on entend les esprits qui remuent les fauteuils de jardins sur la terrasse, rêve Suzanne.
– Mais celui qui prépare le feu endosse le rôle principal, celui de l’Amour, dit Barker.
– Les idées claires ne se chevauchent pas, chacune attend sagement son tour, dit Rhoda.
– La conscience apporte alors de l’organisation, elle nous soulage de la fatigue de la confusion, dit Barker.
– Non Barker !
– Pourquoi Rhoda ?
– La beauté est trop éphémère.
– Mais elle revient quand notre regard la réclame, conclut Suzanne.
– C’est étrange, un chien aboie au loin, et il nous ouvre aussitôt des paysages d’enfance, dit Betty arrivant du long couloir glacé qui traverse la demeure.
– Bonjour Betty, justement on parlait de vous, la beauté, dit Barker.
– Oh Barker ! tance Rhoda.
– Elle est là, seulement le matin, quand les choses n’ont pas encore revêtues les complications du jour, dit Betty.
– J’ai rêvé qu’entre vous et moi, il n’y avait pas la place pour une feuille de papier à cigarette, dit Barker.
– Charmant ! glousse Rhoda avalant une gorgée de thé.
– Je voulais dessiner votre visage mais j’ai peint un oiseau, continue Barker. On dit que la lumière est belle surtout quand on sait qu’elle va s’éteindre.
– L’amour pérenne n’est-il pas un défi quotidien ? fait Betty, assise sur le rebord d’un bras que lui tend le fauteuil.
– C’est ça, contre le mur les enfants jouent au ballon, contre le mur les vieillards s’adossent, on dit toujours contre le mur, mais on devrait plus tôt dire avec le mur, car sans lui nous serions dans un désert.
– Moi, je ne me précipite jamais pour manger une orange, car sa couleur se marie tellement bien avec celle de la nappe, dit Suzanne.
– Tien, vous auriez pu écrire cette phrase Barker, dit Rhoda.
– Oh moi, j’écris seulement pour le geste, il répond.
– Vous écrivez comme on prend un cachet d’aspirine.
– J’écris pour dire « j’ai écrit », c’est tout.
– Quand tu chantes le vent creuse les blés, quand tu chantes il n’y a que la certitude de ton chant, dit Betty.
– Vous me tutoyez maintenant ? fait Barker.
Miss Mathews revient dans le salon, son panier déborde de fruits et de légumes encore tout scintillant de rosée. Elle dit :
– Ah ! quand le soleil est à notre hauteur le matin, c’est encore lui qui triomphe.
– C’est la récolte du jardin ? demande Barker.
– Oui. J’ai vu aussi que la lumière faisait jaillir de l’ombre les ordures.
– Vous auriez pu nous ramener des fleurs, dit Suzanne.
– L’herbe ne fait de mal à personne et on ne cesse de la piétiner, se plaint Miss Mathews.
– Mais les fleurs, insiste Suzanne.
– On attend toujours des fleurs, même quand elles viennent d’une main cloutée, dit Barker.
– Hum, moi, je vais écouter de la musique, au moins elle, elle ne veut rien dire, dit Rhoda se dirigeant vers le couloir glacé.
– Les objets des disparus seront encore plus présents, pérore Barker.
– Regardez l’avion là, il va rentrer dans le rayon du soleil ! fait Suzanne.
– Ce qu’on pense être dans la tête de l’autre, au fond ce ne sont que nos propres pensées, dit Betty.
– S’il y avait une hiérarchie entre le fauteuil, la chaise et le tabouret, moi je choisirais le tabouret, dit Barker.
– Et moi le fauteuil, dit Miss Mathews.

Tous sirotent leur thé, en silence, dans les porcelaines transparentes, où vibrionnent les reflets du jardin, tandis que tinte le vieux clocher à l’église St Mary, au bord de l’étang de Buriton.

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