Geste d'amour
On ne s’occupe pas de lui. Il est laissé sans raison d’être. Il ne pleure pas. Ne peut. Il est serré entre des semblables qui pourraient se plaindre du même abandon. Abandon, ce n’est pas le mot. Indifférent, on serait à lui. Si le soleil glisse sur lui, ce n’est pas pour l’éclairer. Jour et nuit alternent sur lui, sans intention. Il n’a pas de main, ni de bras, ni de figure suffisante pour nous intéresser. Pourtant il sert à quelque chose. S’il n’était pas là, un déséquilibre dérangerait l’air. On passe devant, on cause autour de lui, on s’empoigne, on s’enlace peut-être, on frotte des torchons qui déplacent la poussière, on s’occupe de tout mais pas de lui particulièrement. Puis un matin, il disparait. J’ai vu son vide sans remarquer son absence. Assister à une disparition est grandiose. C’est après que je pense à lui. Je le reconstitue. Mais qui a osé ? Quelqu’un est-il passé par là ? Que faisais-je ? Je roulais en voiture, à moins que je me décrassasse les ongles sur la terrasse au soleil. Il serait idiot de croire que quelqu’un s’est apitoyé sur lui. Personne n’a fait exprès de le prendre. On l’a pris c’est tout, embarqué, foutu ailleurs, jeté dans un dépotoir. Pendant la guerre, souvent on faisait ainsi, jeter des individus au trou, dans un fossé, un ravin. Parfois par milliers. Disparus sans laisser de traces. Je ne pense plus à lui, d’autres préoccupations prennent le dessus. Boire un whisky. Le soir tombe, un de plus. Les insectes retournent dans les lattes du parquet, une fois la fraîcheur revenue. On apprend qu’un tremblement de terre a fait bouger la corne de l’Afrique. Je me couche. C’est alors que voulant éteindre la lampe, ma main est attirée. Quelque chose d’inattendu. Lui. Non, ce serait mentir. Ma première idée ne fût pas lui. On veut d’abord se rassurer. Les habitudes. Là, c’était une plage vierge. Une sensation froide qui envahit le bras. En somme la tranquillité. Tout le contraire de lui. On l’avait mené ici. Il est maintenant sur ma table de nuit. Je ne peux détourner mon regard. Bonjour. Il me répond. Il n’est pas question que je m’endorme avec lui. Je le laisse me dire quelques mots. Mais il m’engueule. Pourquoi je ne me suis pas intéressé à lui ? Je le prends en main. Rien ne résiste. Je le parcours des yeux. Plus je le regarde, plus je regrette. C’est assez excitant. Que de temps perdu avant qu’on se connaisse. Il se prête à mes doigts. Il est plein d’histoires. J’aimerais qu’on cesse ce dialogue. Je nous plonge dans le noir. Eteindre, me réfugier dans l’igloo de mes draps. Mais lui continue, ses mots. Ils deviennent les miens. Je dois perdre connaissance, ou en découvre une autre connaissance, grisante. Je ne sais plus à quoi ressemble le sommeil. Machinalement je reviens à lui, il m’attend. Il n’est pas rond, il est en angles. Mais il peut se déplier comme une fleur, des feuilles. Il est stupide de dire que c’est féminin. Pourtant. Elle, dort à côté de moi. Ses bras sont étendus. Je la soupçonne. Ses mains douces. Pendant que je roulais en voiture cet après-midi, pendant ce temps, je la soupçonne d’être la source de ce qui m’inonde cette nuit. Traversant les prairies, amorçant les virages, m’obstinant à atteindre le but d’un déplacement qu’on imagine utile, pour trouver à manger, rencontrer des amis, régler les affaires du jour, l’esprit bourré de foutaises, de principes, de projets qui s’effondrent. Durant ce temps une âme songe à vous. L’âme, c’est le seul mot que j’ai trouvé pour dire l’âme. Parfois c’est un chien qui vous accueille quand il n’y pas de femme ou d’enfant. Le perroquet aussi, qui répète ce qu’on lui a appris. Il est l’ombre de nous-même perchée dans une cage. Il y a aussi les fêtes foraines. Le cirque. J’aime regarder les exploits, entendre les fanfares, elles vous remplissent, vous gonfle comme une peluche, des peluches, elles meublent le salon, leurs prunelles ne se ferment jamais, même quand elles dorment. Toi, tu te mets en colère. Je ne te compare pas à une peluche, si ça peut te rassurer. Tu débordes de ma table. Tu t’appuies sur mon estomac, au bout de longues minutes, il faut changer de position. Tu ne te laisses pas faire. La peur qu’on t’abandonne encore. Quand l’aurore arrive on te retrouve gisant sur les draps, ou dégringolé par terre. Ma main a encore conservé la forme qui te tenait. Je m’en veux, à la recherche de mes pantoufles, de t’avoir abandonné, terrassé par la fatigue. Mais on se retrouvera, dans la journée, promis. Plus tôt que tu le penses je me plongerai en toi. Peu importe la lumière. Celle de l’après-midi sied bien aussi à ton caractère. Tu as la ligne d’une nymphe, même si ce n’est pas vrai. Tu me chahutes quand je t’empoigne. Sous le cyprès je n’entends plus le feuillage remuer, par ta faute. Tu m’apportes la nourriture, et quand on m’appelle pour venir à table je ne réponds pas. Pourtant, il y aura une fin. C’est écrit. C’est toujours écrit qu’il y a une fin. Mais il aura suffi d’un geste d’amour, pour me donner envie de te lire. Le geste d’amour d’une femme, qui t’a posé sur mon chemin. Elle t’a sorti du fatras, pour que j’ouvre ce bouquin. Tu peux lui ouvrir tes pages, c’est à elle que tu lui dois d’être feuilleté. Elle te lit par-dessus mon épaule. Mais elle préfère que je lui cause de toi, longuement, c’est ce que je n’aurais pas compris, qui te conduira sur ses genoux.