Classique avec ça

par Péri @, vendredi 05 novembre 2021, 18:22 (il y a 1112 jours)

Classique avec ça

Les marronniers nus dressent leurs moignons vers le ciel laiteux. Les chaussées sont vidées de leurs voitures. C’est un après-midi où tout le monde reste chez soi. Les gens n’aiment pas que la bise glacée leur tricote une écharpe. Mais Bertrand avance sur le trottoir, sans but précis. Le calme blafard ne le dérange pas. Il enfonce ses poings dans une parka usée, qui a presque le même âge que son propriétaire aux poings durs, osseux, mais oints d’une détermination secrète.
Puis voilà qu’une porte de bronze, lourde, vitrée, présente l’un de ses battants ouvert. Pourquoi Bertrand en franchit-il le seuil ? N’allez pas croire que c’est à cause de l’hiver gris qui assiège les rues. Une femme derrière un guichet pointe sa mine sans sourire. « Ce sera quinze euros monsieur » elle marmonne, son double menton coincé dans un col mohair. Bertrand, imperturbable, puise quelques pièces d’une bourse déchirée. Et il se dirige vers les couloirs, des flèches indiquent le sens, mais Bertrand se fout du sens. Il pénètre dans une salle, soudainement, des lumières sur les murs éclairent des tableaux. Sans les tableaux, sans les lumières, la salle serait plongée dans le noir. C’est de ce noir imaginé que Bertrand extrait ce qu’il va regarder. Tant de couleurs, de voyages, de perdition auxquels il s’abandonne. Les toiles dans leur cadre de lumière diffusent la vie. Celle qu’on ne peut toucher mais qui vous touche. Il reste de longues minutes devant les œuvres. A peine s’il en remarque la composition, le genre, le style, le nom de l’auteur. Ce qui le subjugue c’est la matière. L’énergie qui irradie. Le climat qui sort des cadres de bois. Il doit s’asseoir sur les banquettes de velours pour récupérer ses forces, tant chacune des œuvres le sollicite, l’éprouve,
extirpe de sa carcasse vieillissante des tourbillons d’ivresse, une joie intime qui le soulage de ses journées de plomb. Il n’y a personne pour troubler sa joie, en ce milieu de semaine hivernale. Ses pas résonnent sur le parquet, ses déplacements sont le seul échange entre lui et les œuvres accrochées au mur. Respiration, mouvements, émotions opèrent presque comme la violation d’un espace de beauté qu’on lui a ouvert seulement pour quinze euros. Il voudrait ne plus s’appeler Bertrand, il voudrait se fondre, se diluer, se répandre dans les champs de clarté, ou la ténèbre si transparente des nuits de la peinture éclatante. Il ne fait plus parti de ce monde, désincarné il se croit, figé de béatitude. Quelques heures s’écoulent. « Monsieur, on ferme » dit une voix, non loin de lui. C’est la femme au double menton, elle répète doublement « On ferme, monsieur, on ferme ». Bertrand prend difficilement un temps pour réaliser que le lieu pouvait cesser sa magie. Mais les lumières s’éteignent sur les œuvres de beauté. Les murs soudain disparaissent. Ne reste que le lugubre éclairage de secours. Mais quel secours ? Il suit l’ombre de la femme au double menton qui le guide vers la sortie. La lourde porte de bronze se referme derrière lui.
Bertrand se retrouve dans la rue avec son nom qu’il doit à nouveau porter, sa parka usée, dans ses poches ses poings serrés qu’il ouvre, qu’il sort et qui affrontent l’air frisquet, la morsure du réel. Là aussi, la lumière baisse. Six heures du soir. Une voix de femme va-t-elle encore lui annoncer « On ferme » ? Les lampadaires s’allument. Et étrangement chaque faisceau illumine un coin de rue, le trottoir, une poubelle, un passage pour piéton, une porte cochère, une devanture de magasin. Et Bertrand est toujours aussi seul. Là, un banc humide, sur lequel on peut s’assoir et regarder autour de soi. Une voiture passe, elle est unique. Le silence revient, du fond duquel résonnent des bruits de pas. Sur le trottoir d’en-face Bertrand reconnait la dame au double menton à laquelle il a donné quinze euros. Elle marche fièrement. Elle a fini sa journée et gagné grassement quinze euros. Elle a un joli manteau de tergal, sur lequel glisse la lueur des lampadaires. Elle traverse la rue et semble se diriger vers Bertrand. Elle ralentit le pas. Bertrand ne la quitte pas des yeux. Elle s’arrête devant Bertrand blotti sur son banc. Doucement elle demande « Ça vous a plu ? ». Une nuée de larmes envahit les prunelles de l’homme, dans la lumière elles étincellent. La dame au double menton esquisse un sourire, un long sourire, une éternité qui se déploie. Quelques branches d’arbres remuent sans craquer. Puis enfin la dame émet un léger rire, que seuls les anges peut-être entendent. Et elle s’en va, son manteau de tergal disparaissant dans l’ombre, là où les lampadaires ne font plus leur travail.
Bertrand fouille dans sa poche, il compte ses sous. Il lui reste encore quinze euros. Il soupire car demain il pourra pousser une fois de plus la lourde porte de bronze, et suivre les flèches des couloirs qui lui indiquent le sens.


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