Le sept juillet événement
Sa maison est son bateau. Elle parcourt les fleuves avec. Elle pense que son bateau n’affronterait pas la mer. Une coque de douze mètres avec mât et moteur. Elle a tout vendu sauf le bateau. C’est sa niche flottante. Et puis les fleuves font le paysage et créent de la compagnie sans dépendre d’elle. La femme s’appelle Lucie, mais qu’importe puisque personne n’est là pour l’appeler. A par le chien, lui, qu’elle appelle Bosco.
Mais aujourd’hui Lucie veut rejoindre le port de Iderria. Seulement aucun fleuve ne conduit à Iderria. Pour cela il faut prendre la mer, la haute mer, puisque Iderria est sur une île. Lucie recommande à Bosco de ne pas faire le fou sur le pont, car le bateau va danser dangereusement sur les vagues. Elles sont furieuses agitées par le courant du Gulf Stream. « Pourquoi tu veux aller à Iderria ? » lui demande le chien, à moins que ça soit la conscience de Lucie qui l’examine. Elle a entendu dire qu’il y a une fête étrange à Iderria, tous les cinq ans. Et cette fois elle ne veut pas rater l’événement. Elle sait simplement que cette fête l’attend.
Mais d’abord il faut sortir du chenal, aborder l’estuaire avec ses cochonneries au-milieu des roseaux, sentir la quille qui racle les sédiments, au risque de coucher la maison flottante de Lucie. De plus le ciel est noir. Mais la fête commence dans deux jours et il y a au moins un jour entier de navigation.
Les vagues maintenant se font plus grosses. Bosco est malade comme un chien. Lucie entend ses gémissements, elle le prend dans ses bras et elle se réjouit de ne pas avoir d’enfant. Elle s’inquiète seulement pour quelques vieux bouquins qu’elle renferme dans sa cabine, si la mer venait à lui emporter les pensées de Pascal ou d’Héraclite déjà mises à mal, elle serait alors obligée d’écumer les librairies pour en chercher d’autres, et aujourd’hui écumer la mer lui suffit… La nuit va tomber, et il faut vérifier si le cap est bon. Un fleuve ça vous conduit au but, tandis que la mer ça vous éloigne de tout. Mais une étoile guide Lucie, pas celle dans le ciel obstrué, mais une étoile en elle, profonde. Une chaleur qui rayonne dans son corps. Elle ne dormira pas de la nuit. Parfois elle est obligée d’écoper des paquets de mer qui s’invitent dans la maison, entre bastingage et cabestans et autres fourbis. Avec un seau elle rejette l’eau saumâtre, quand elle était enfant elle écopait entre ses mains l’eau de la rivière, si claire, si transparente, elle gardait jusqu’au dernier moment l’eau dans ses paumes où flottaient des larves de libellule. Les vagues font un bruit d’enfer contre la coque, Bosco s’est réfugié dans le lit de Lucie. Le moteur est en route, car les voiles feraient sombrer l’embarcation. Le moteur comme un cerveau plus fort que les éléments et qui trace une ligne vers l’objectif. Sa vibration rassurante. Jusqu’au matin il remplit sa mission à plein régime. Le ciel se dégage, la mer s’apaise, l’horizon s’offre à perte de vue. Lucie enlève son ciré mâché par les vagues, et découvre sa peau au soleil. Heureuse que personne ne la voit, étonnée de ne trouver aucune berge où les arbres défilent où les toitures s’empilent où des silhouettes s’affairent à leur travail. La mer est une table lisse infinie pleine de reflets. Une table ainsi qui se déploie pendant des heures. Pourtant bientôt doit pointer une ombre, une crête, une aspérité qui annonce la fin du voyage. Lucie grimpe en haut du mât. Elle guette quelques oiseaux qui seraient l’augure d’une île. Bosco, inquiet sur le pont, regarde sa maîtresse si haut dans les airs. Rien, rien, que l’étendue déserte. Elle vérifie les cartes, la position du bateau, à cet endroit sur la carte est mentionnée une terre avec un port dénommé Iderria. A Iderria, le sept juillet, tout le monde se prépare pour la fête. Les neuf cents habitants de l’île s’habillent, se maquillent, font cuir des mets ragoutants dans les chaudrons, sortent des instruments de musique, ressuscitent les morts avec des fleurs inouïs, répètent leurs chants, leurs dansent, et se rassemblent pour l’heure où la lune blanchira les ombres du jour et que l’instant sera venu de révéler le merveilleux secret qui permettra de vivre heureux et fort pendant cinq ans. Tout cela est écrit dans les livres. Lucie nerveusement les feuillette sur la banquette de sa cabine. Par le hublot elle voit l’aile noire d’un espadon fendre les flots, elle qui ne connait que truites, perches, goujons, ablettes. Le soleil décline.
Et une drôle de tempête se déclenche dans la tête de Lucie. Silence, mutisme, des bras de tourment
qui la saisissent. La maison continue son chemin sur les vagues, dans l’obscurité. Lucie scrute les ténèbres malgré le ciel étoilé. Combien de fois elle arpente les douze mètres de sa coquille à voile,
qu’elle remarque si étroite pour la première fois. Bosco roupille, un léger rictus sur ses babines. Le lendemain matin, un immense navire de croisière frôle l’esquive de Lucie. Tout le monde est sur le pont pour la photographier en agitant des mouchoirs.
« Peut-être vont-ils à Iderria » se demande Lucie, effondrée entre des bouteilles vides que le tangage fait rouler.