Entrain
Entrain
Le train sur ses rails traverse, traverse après traverse, la campagne du Vexin
vers une direction que connaît le chauffeur du train
ainsi que les passagers qui occupent les compartiments,
mais tout le monde ne descend pas à Montaure,
à par Lisa, dont la fin du voyage est à Montaure
dans la campagne du Vexin que traverse le train,
tant est si bien que Lisa se demande si le train s’arrêtera à Montaure
tant le village est si petit et qu’il n’a aucune importance
pour les autres passagers dans le compartiment qu’occupe Lisa,
surtout que les autres passagers dans son compartiment
sont des enfants comme Lisa, mais ils ne ressemblent pas à Lisa qui est blonde,
alors que les trois garçons et la fille avec eux ont les cheveux noirs,
Lisa se dit qu’ils descendront du train bien plus loin que la campagne du Vexin
où les gens en grande majorité ici sont blonds
ou plus précisément comme on dit ici « couleur queue de cheval »
ou « crottin de cheval » comme disent les autres personnes ailleurs
malintentionnées envers les gens qui habitent la campagne du Vexin,
les trois garçons et la fille regardent Lisa
qui préfère regarder le paysage à travers la vitre du compartiment du train
qui traverse la campagne du Vexin que Lisa ne connait pas
puisque c’est la première fois qu’elle prend le train
pour se rendre à Montaure au-milieu de la campagne plate
parsemée de petites forêts dont, en ce mois de décembre,
on ne voit que les branches nues qui se dressent sous un ciel blanc sans clarté,
Lisa ne trouve rien d’intéressant dans le paysage,
elle voudrait détourner les yeux,
revenir au compartiment, mais ce qu’elle craint,
c’est de croiser leurs regards à eux,
les yeux noirs des garçons et la fille aux cheveux noirs,
ils sont en train de grignoter une espèce de pain
qui dégage une odeur puissante,
la fille aimerait en manger une bien bonne bouchée
mais les garçons se partagent le pain entre eux
et échangent des paroles incompréhensibles qui les font pouffer de rire,
ils regardent Lisa et lui tendent une tranche de pain
qui ne ressemble vraiment pas au pain qu’elle connaît,
Lisa se raidit et fixe obstinément ses genoux,
se disant qu’elle n’aurait jamais dû quitter des yeux
le paysage qui défile à travers la vitre qu’elle ne trouve pas intéressant
mais qui avait l’avantage au moins de la sauver d’une situation embarrassante,
elle fixe ses genoux qui dépassent de sa robe turquoise
que sa mère lui a achetée alors que Lisa n’aime pas le turquoise,
mais la mère a insisté disant que c’était une jolie robe turquoise pour aller à Montaure,
elle est bien obligée de supporter cette couleur turquoise
là sous le regard des garçons qui lui tendent une tranche de pain
qui ne ressemble pas au pain d’ici
avec en plus une odeur puissante qui envahit le compartiment,
la fille aux cheveux noirs se mêle aux garçons,
en insistant aussi pour que Lisa accepte le pain,
elle dit des mots rugueux et lourds qui ont l’air de ne pas être aimables,
Lisa fixe obstinément ses genoux qui dépassent de sa robe turquoise,
elle trouve que ses genoux sont maigres et blancs,
elle ne peut pas les comparer aux genoux de la fille
car elle porte un pantalon sale et troué,
les garçons aussi portent des pantalons troués avec des blousons,
il n’y a que Lisa qui a une robe turquoise et des genoux maigres et blancs,
dans le train qui traverse la campagne du Vexin,
plate et parsemée de forêts dénudées sous le ciel blanc sans clarté,
à chaque fois que le train passe sur une traverse des rails,
il fait un soubresaut accompagné d’un tapement sonore,
quand le train ralentit les soubresauts et les tapements sont espacés,
quand le train reprend de la vitesse les soubresauts et les tapements s’accélèrent
jusqu’à parfois faire oublier que les traverses sont espacées les unes des autres,
Lisa aimerait bien pourvoir compter le nombre de traverses
qui conduisent jusqu’à Montaure,
mais la fille sur la banquette d’en face allonge ses pieds sur la banquette de Lisa,
et Lisa doit pousser un peu ses genoux
pour que les bottines crottées de la fille ne salissent pas la robe turquoise de Lisa
qui maintenant ferme les yeux
pour échapper à ce qui se passe dans le compartiment,
et pour derrière ses yeux mieux penser aux traverses du trains
et essayer de les compter,
mais les tapements sonores réguliers du train sont bientôt noyés
sous les paroles d’une chanson que les garçons aux cheveux noirs entonnent,
mais est-ce vraiment une chanson ? se dit Lisa,
drôle de chanson, entre murmures, raclements de gorge et sifflements,
avec un rythme entraînant,
aussi entraînant que celui des traverses que traverse le train,
les lumières du compartiment se sont allumées
car dehors le jour tombe sur la campagne du Vexin,
et le rythme des traverses
et le rythme de la chanson
et l’odeur puissante du pain
et la lumière jaunâtre dans le compartiment
font que le parcours du train qui se dirige vers Montaure est particulier
et ne ressemble à aucun autre parcours
pour Lisa aux genoux maigres et blancs sous sa robe turquoise
que les bottines crottées de la fille ne risquent plus de salir
puisque la fille maintenant est debout
et qu’elle lève les bras en l’air,
et qu’elle balance sa tête
et que ses cheveux noirs sont longs
et que ses cheveux longs et noirs descendent jusqu’en bas de son dos
et qu’ils se balancent comme la tête
et que les hanches de la fille aussi se balancent
pendant que les trois garçons tapent dans leurs mains
et que leurs murmures deviennent des petits cris brefs
qui font virevolter la fille
et ses cheveux longs
et ses bras dans l’air
et ses doigts effilés dont les ongles sont peints d’une couleur rouge
dans la lumière jaunâtre qui tombe du plafond du compartiment,
parfois les mains se dirigent vers Lisa,
des ongles rouges comme des griffes
dont Lisa n’ose pas saisir les mains,
les cris brefs des garçons sont de plus en plus aigus et forts
et ressemblent de moins en moins à des cris
comme les cheveux longs et noirs de la fille
ressemblent de moins en moins à des cheveux longs et noirs
mais ressemblent de plus en plus à une invitation,
comme les ongles peints en rouge ressemblent de moins en moins à des griffes
mais à une envie à laquelle Lisa aimerait bien céder pour chasser sa frayeur,
surtout que la lumière jaunâtre parfois clignote dangereusement
au risque de s’éteindre parce la voie ferrée et usagée
et que le train est vieux pour aller à Montaure,
alors que soudain la porte du compartiment s’ouvre
pour laisser apparaître un homme avec un uniforme et une casquette,
il demande les tickets,
Lisa tend le sien que l’homme poinçonne,
il demande les tickets aux garçons et à la fille qu’il ne peut poinçonner
car pas de ticket pour les garçons et la fille,
pas de papier d’identité pour les garçons et la fille,
alors l’homme en uniforme et casquette saisit garçons et fille
et les jette dans le couloir,
Lisa se retrouve seule,
l’homme en uniforme et casquette s’occupe des garçons et fille,
Lisa se retrouve seule,
seule sur les banquettes vides du compartiment,
seule dans la lumière jaunâtre du compartiment,
seule devant la vitre de la fenêtre du compartiment,
seule devant la nuit qui baigne maintenant la campagne du Vexin,
seule avec le bruit du train
qui fonce dans la nuit recouvrant les forêts dénudées de la plate campagne du Vexin,
seule avec tout ça,
sauf que sur la banquette restent des miettes de pain,
elles font comme des flocons de neige sur la banquette sombre,
Lisa sent leur odeur puissante,
si Lisa était un oiseau elle les picorerait,
elle les emporterait dans son bec pointu,
elle s’envolerait avec les miettes de pain,
elle battrait des ailes pour s’échapper loin du train sans perdre les miettes,
ses plumes seraient couleur turquoise
et ses genoux comme des pattes
avec quatre doigts qui s’accrochent partout aux branches des arbres,
Lisa chanterait comme un oiseau dans le silence de la nuit,
mais voilà que le train ralentit
et qu’il faut descendre à la gare de Montaure.
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