Famille

par Péri @, dimanche 26 décembre 2021, 16:43 (il y a 1063 jours)

Famille

Rien n’est plus simple que de suivre la route qui serpente entre les maisons du village, se dit Lisa en arrivant à Montaure le soir du 16 décembre, Montaure qui ne s’appelle plus Montaure, Montaure qui s’appelle aujourd’hui Terres de Bord, parce que Montaure trop petit a fusionné avec Tostes, pour former à eux deux Terres de Bord, mais Lisa remonte quand même la rue Boudine qui conduit à la mairie de Montaure, Lisa ne veut fusionner avec personne et Terres de Bord ne sera jamais Montaure, et dans la rue Boudine elle voit des maisons sans toit, des murs aux chambranles vides sans fenêtre ni porte, des maisons qu’on dirait qu’elles ne sont pas finies, des poteaux électriques avec des fils qui ne mènent nulle part, une poussette d’enfant là abandonnée, une vieille juvaquatre sans roue à la carrosserie rouillée, des ustensiles de cuisines brisés, des carcasses de lits, une trottinette carbonisée, une poupée au regard révulsé, un panneau dans l’herbe où on peut lire « silence », puis derrière le chambranle d’une porte passe une vieille femme, courbée, elle n’est pas carbonisée, elle vit doucement, tu me regardes drôlement dit la vieille femme à Lisa,
oui, je te regarde,
tu me regardes,
je peux te demander comment du t’appelles ?
la vieille femme sourit,
tu cherches quoi, gamine ?
tu n’as pas l’air de lui ressembler, répond Lisa,
ressembler à qui ?
à elle
Lisa tourne autour de la femme, remarque sa jupe déchirée, ses cheveux jaunis qui laissent apparaître son crâne, la vieille femme déniche un broc en zinc tout cabossé,
je vais chercher de l’eau, tu viens ?
mais Lisa peine à la suivre, la vieille connaît toutes les pierres, elle escalade les murs non terminés ou tombés parce qu’ils ont trop vécu, Montaure est fatigué, Montaure est une Terres de Bord, Lisa descend la rue des Rommarages pour arriver à la rue des Pommiers, sur une façade de briques elle peut lire les mots Salle des Fêtes, la jupe déchirée et les cheveux jaunis de la vieille ont disparu depuis longtemps, sur la scène de la Salle des Fêtes, restent des débris de décors, et un hélicon couché sur le flanc dans la poussière, au bout de la rue de La Poste se trouve la poste, Lisa gravit le perron et une postière dodeline de la tête derrière un guichet où on peut passer à peine la main, Lisa se haussant sur la pointe des pieds dit à la postière,
je veux envoyer une lettre,
oui,
d’abord il faut que je l’écrive
oui
papier crayon, s’il vous plaît
oui
la postière aux doigts décharnés glisse par le guichet papier et crayon, Lisa écrit une lettre puis plusieurs qui finissent par former le mot – maman – après un moment jusqu’au bas du papier on peut lire - je suis arrivée à Montaure qui s’appelle maintenant Terres de Bord, j’ai rencontré une vieille dame à la jupe déchirée et aux cheveux jaunes, elle n’a pas de nom, et ne ressemble à rien, je suis allée après dans une Salle des Fêtes mais la fête était finie, je m’ennuie de toi mais je ne peux pas encore revenir, Lisa, bisou - les doigts décharnés à travers le guichet s’emparent de la lettre et la postière dit d’une voix tremblotante, ça partira demain si le train veut bien s’arrêter à Terres de Bord, après cela Lisa sort en sautillant pour aller chercher à manger, mais à Terres de Bord si les pommes de terre poussent dans les champs il n’y a personne pour les cuisiner, rien d’autre alors n’est plus simple que de suivre la route qui serpente entre les maisons du village, se dit Lisa, en s’égarant rue de la Glacière, en déboulant sur le Chemin du Camp Pourri, en longeant le Ruisseau de la Ravine qui rejoint la Route de Louviers à ne pas confondre avec la rue des Carrières qui tombe à pic sur le cimetière à l’est de la rue Chanceuse que vient couper la rue de la Sente du Pré, mais Lisa oubli sa faim en rentrant dans le cimetière, en marchant à pas comptés dans les allées, elle prend un air sérieux devant tous les inconnus allongés sous la terre, elle regarde une silhouette là-bas penchée sur une tombe, c’est une silhouette aux cheveux jaunis, une silhouette en jupe déchirée, elle nettoie la tombe, avec un broc en zinc cabossé qu’elle verse sur la tombe, l’eau se répand sur la tombe, puis la silhouette dépose un bouquet de fleurs colorées sur la pierre tombale, puis la silhouette se redresse, elle ne bouge plus, le vent fait bouger ses cheveux jaunis découvrant le crâne, la jupe déchirée enveloppe la silhouette qui ne bouge plus, le broc en zinc cabossé est posé parterre à côté de la silhouette, plus rien ne bouge, que les cheveux et des lambeaux de la jupe déchirée, plus rien ne bouge, même pas Lisa au loin qui regarde la silhouette, même pas Lisa dont rien ne bouge à part les paupières qui lui font cligner les yeux, puis la main droite de la silhouette se touche le front, puis la main droite touche la poitrine, puis la main droite touche l’épaule gauche, puis la main droite touche l’épaule droite, puis elle descend vers le broc cabossé, le saisit, puis la silhouette se déplace dans les allées sans regarder les autres tombes, la silhouette s’éloigne lentement, elle franchit le portail du cimetière, Lisa se précipite vers la tombe, le marbre est brillant de propreté, sur la stèle toujours bien droite on peut lire un nom - Albertine Labulle – c’est le nom de maman ! s’écrit Lisa, sauf que Albertine elle ne sait pas, Albertine elle ne connaît pas, Albertine, Albertine, le bouquet de fleurs colorés donne des couleurs à Albertine, Albertine Labulle aimait sans doute beaucoup les fleurs colorées, Lisa est heureuse et inquiète en même temps, sa joie et son inquiétude la font courir dans les allées jusqu’au portail du cimetière où la silhouette l’attend, la silhouette s’approche de Lisa et dit,
Albertine, c’est le prénom de ma mère et le deuxième prénom de ta mère
maman ?
oui, et c’est aussi le prénom de la mère de ta mère
grand-mère ?
oui,
alors tu es mamie Albertine ?
oui
et tu es vivante ?
toujours !
Lisa regarde attentivement le visage de la silhouette, elle voit des yeux briller, et un sourire, il faut que j’envoie vite une carte postale à maman, dit Lisa, ne bouge pas grand-mère, je reviens, et cette fois dans le bureau de poste, Lisa tend à la postière une carte postale qui représente le cimetière de Montaure entouré d’arbres, au dos de la carte, Lisa a écrit - j’ai retrouvé mamie - les doigts décharnés de la postière s’emparent de la carte et la postière dit, ça partira aujourd’hui ! Lisa passe sa journée à essayer de calmer sa faim, elle ne trouve rien de comestible à part les pierres, les briques qui forment les murs des maisons très fatiguées de Montaure, Terres de Bord, Terres de Bord qui voudrait faire oublier Montaure, le soir, Lisa repasse devant la Salle des Fêtes, une lumière tremblote derrière les fenêtres, Lisa pousse la porte de la Salle des Fêtes et sur la scène un décor est maintenant dressé comme celui d’un château, et sur la scène une table est dressée comme pour un repas, et autour de la table sont assis pleins de gens comme une famille, et dans l’air circule une musique comme celle d’un hélicon, et au bout de la table est debout grand-mère Albertine qui dit à Lisa, monte sur la scène, viens manger, embrasse-nous, voici tes cousins, ton oncle, ta tante, et tout le monde et ta mère qui va venir aussi, Lisa calme sa faim, et à la fin du repas, quand tout le monde danse au son du hélicon, Lisa emmène sa grand-mère Albertine derrière le décor et elle lui demande,
grand-mère, parle-moi de maman, comment était-elle quand elle était petite ?
c’était une enfant,
oui, mais comment ? elle était méchante, gentille ?
travailleuse, oui
maman ne me dit jamais ses secrets,
ta maman est mystérieuse mais elle t’aime,
un silence arrive, puis après ce silence qui est long, un nouveau silence que Lisa brise,
c’est bien qu’on soit réuni, grand-mère !
un autre silence, puis Lisa dit,
et maman elle va venir ?
bien-sûr ! répond grand-mère,
et un silence, plein de chahut, emplit la Salle des Fêtes.


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