Regarder sans toucher

par Péri @, vendredi 14 janvier 2022, 15:33 (il y a 1044 jours)

Regarder sans toucher


L’homme pousse la porte, venant de l’ascenseur l’homme pousse la porte, ce n’est pas l’homme qui pousse la porte, c’est le fauteuil roulant que l’homme tient devant lui qui pousse la porte ouvrant sur le hall, porte de verre lourde, c’est une porte lourde de verre donnant dans le hall de l’immeuble aux murs carrelés, au sol carrelé, aux carreaux bruns sur le sol et aux carreaux bruns sur les murs du hall où le fauteuil roulant se déplace sur le sol, dans le fauteuil vous voyez une femme,

le sapin de Noël est décoré dans le hall par l’Amicale des Propriétaires, l’homme barbu pousse le fauteuil roulant sur les carreaux bruns, la femme se laisse pousser par l’homme, vous voyez une femme que pousse un homme, les baies vitrées du hall donnent sur le parc, vous êtes un propriétaire dont l’Amicale a décoré le sapin de Noël dans le hall de l’immeuble où roule le fauteuil transportant une femme, les cheveux longs de l’homme dépassent de sa casquette, vous voyez l’homme batailler avec le fauteuil roulant, mais la femme ne dit rien, elle ne regarde pas les carreaux bruns du sol,

mais les carreaux bruns du mur sans doute la regardent comme vous regardez la femme sur le fauteuil roulant, l’homme bataille, l’homme pousse pour diriger, l’homme bataille pour diriger le fauteuil vers la sortie, le sapin de Noël ne dit rien, comme vous qui voyez la femme sans rien dire,

la sortie donne sur le parc, le parc entoure les immeubles, les immeubles dominent le parc, l’homme pousse le fauteuil roulant dans le hall, vous voyez la femme assise dans le fauteuil, vous êtes propriétaire d’un appartement dans l’immeuble d’où sort une femme assise dans un fauteuil roulant, vous avez aidé à décorer le sapin de Noël avec l’Amicale des Propriétaires des immeubles dans le parc, vous croyez que le fauteuil roulant s’arrête perdant ainsi sa vocation,

ou alors c’est qu’il est rentré dans un tel régime de lenteur que vous croyez à ce régime qui vous fait penser que le fauteuil roulant s’est arrêté transportant la femme ainsi illusoirement immobile, c’est que l’homme bataille sans que rien n’y paraisse, ses cheveux longs dépassant de sa casquette et sa barbe couvrant son visage, ainsi vous ne l’avez jamais vu pousser un fauteuil roulant transportant une femme, c’est pour cela que vous ne pensez pas qu’il pousse un fauteuil avec une femme, c’est pour cela que vous doutez de l’existence du fauteuil et de celle de la femme, c’est pour cela que la bataille de l’homme pour faire avancer le fauteuil n’est probablement pas réelle, c’est pour cela que vous ne voyez rien, et que cela se passe comme si vous ne voyez rien et que rien n’avance, même plus le fauteuil roulant,

les arbres du parc sont visibles à travers les baies vitrées du hall de l’immeuble, des peupliers, des ormes, des platanes, des cèdres, des massifs d’hortensias, des parterres d’iris, sans hortensias, sans iris, c’est décembre et vous ne voyez que les branches qui laissent voir d’autres branches plus loin entre les maisons et des immeubles dont vous n’êtes pas propriétaire, des immeubles sans hall aux carreaux bruns, sans hall où un fauteuil roulant transportant une femme ne roule pas, sans sapins de Noël décoré par votre Amicale, des immeubles sans âme vous pensez,

parce que maintenant ici le fauteuil roulant se déplace lentement, l’homme qui bataille ici réussit lentement à faire avancer le fauteuil, le fauteuil roulant se déplaçant fait bouger vos yeux que le mouvement lent enchante, il sort de la pénombre, il gagne du territoire sur les carreaux bruns, il transporte la femme, ils sont indissociables l’un de l’autre, le fauteuil, la femme et l’homme, ils forment un triumvirat, vous le voyez prendre une direction, il pourrait vous écraser, il peut le faire avec fierté le triumvirat, la fierté des défavorisés qui surmontent leur handicap par un triumvirat, vos yeux de propriétaire les voient,

mais le mouvement prend une autre direction, vers la porte, vers la porte, surtout que la lumière du parc se reflète sur les carreaux bruns, les guirlandes du sapin décoré profitent de la lumière du parc, l’homme tête baissée et casquette tombante pousse le fauteuil, pour elle, une Reine sans doute, dans son fauteuil roulant gagnant du territoire vers la sortie,

et la porte, encore faudra ouvrir la porte du hall qui donne sur le parc, la Reine ne peut le faire droite figée dans son fauteuil, l’homme en casquette souffle de pousser le fauteuil de la Reine, et toi le propriétaire, tu vois le fauteuil l’homme et la femme, dans le hall des propriétaires de l’immeuble, au pied du sapin de Noël décoré par l’Amicale des Propriétaires de l’immeuble, l’homme pousse le fauteuil roulant contre la porte pour ouvrir la porte,

la Reine porte des longs cheveux blancs comme une Reine âgée, un chandail gris recouvre ses épaules, une robe noire tombe sur ses genoux ronds, ses jambes nues dans des bottes de caoutchouc, des chaussettes de laine jusqu’aux mollets, elle a la raideur de la fierté, dans la lumière du hall, le parfait profil concave de son nez dans la lumière du hall et ses longs cheveux blancs, que propriétairement vous voyez, tandis que l’homme bataille pour pousser la porte du hall et sortir et sortir sa Reine dans le parc, vous regardez le spectacle d’une Reine dans son fauteuil roulant, vous voyez cela, vous voyez longuement cela, avant de prendre l’ascenseur

Regarder sans toucher

par va bene sobac @, samedi 15 janvier 2022, 20:52 (il y a 1043 jours) @ Péri

c'est une fois de plus bien écrit bien relaté il y a beaucoup d'empathie même si regarder sans toucher évoque la restriction l'interdit et tout ce qui se dit a tort ou a raison

Regarder sans toucher

par Péri @, dimanche 16 janvier 2022, 16:48 (il y a 1042 jours) @ va bene sobac

je suis heureux que tu aies relevé la contradiction,
empathie, oui, mais retranchée, modeste

sous le gros plan de la situation j'aime bien qu'autre chose se devine

cela ne t'as pas échappé