par la fenêtre / dans l'arbre

par jude, jeudi 05 mars 2015, 17:33 (il y a 3554 jours) @ cat

Michel Tournier


Vendredi ou les Limbes du Pacifique

L'ASCENSION DE L'ARBRE

Dans Vendredi ou les Limbes du Pacifique, Tournier inverse en quelque sorte la légende de Robinson en retournant sa relation avec Vendredi : après l'échec de Robinson dans sa tentative pour asservir Vendredi, c'est Vendredi qui devient le meneur de jeu. La page qu'on va lire nous montre un autre aspect du roman. En grimpant au sommet d'un araucaria, Robinson, l'homme civilisé, prend un contact de plus en plus profond avec la nature. Progressivement, il participe à la vie et à la fonction de ce géant des forêts, fait corps avec ce « grand navire », assimile sa respiration à celle de l'arbre ; et, au lieu d'éprouver vertige et angoisse comme dans le clocher d'York, il va se sentir rassuré et apaisé. Extase suprême, le soleil vient le réchauffer, l'illuminer de ses rayons et lui apporter « une allégresse nouvelle »

Il empoigna la branche la plus accessible et s'y hissa sur un genou, puis debout, songeant vaguement qu'il jouirait du lever du soleil quelques minutes plus tôt s'il grimpait au sommet de l'arbre. Il gravit sans difficulté les étages successifs de la charpente avec l'impression grandissante de se trouver prisonnier - et comme solidaire - d'une vaste structure, infiniment ramifiée, qui partait du tronc à l'écorce rougeâtre et se développait en branches, branchettes, tiges et tigelles, pour aboutir aux nervures des feuilles triangulaires, piquantes, squamiformes et enroulées en spirale autour des rameaux. Il participait à l'évidente fonction de l'arbre qui est d'embrasser l'air de ses milliers de bras, de l'étreindre de ses millions de doigts. A mesure qu'il s'élevait, il devenait sensible à l'oscillation de l'architecturale membrure dans laquelle le vent passait avec un ronflement d'orgue. Il approchait de la cime quand il se trouva soudain environné de vide. Sous l'effet de la foudre, peut-être, le tronc se trouvait écuissé en cet endroit sur une hauteur de six pieds. Il baissa les yeux pour échapper au vertige. Sous ses pieds, un fouillis de branches disposées en plans superposés s'enfonçait en tournant dans une étourdissante perspective. Une terreur de son enfance lui revint en mémoire. Il avait voulu monter dans le clocher de la cathédrale d'York. Ayant longtemps progressé dans l'escalier raide et étroit, vissé autour d'une colonnette de pierre sculptée, il avait brusquement quitté la rassurante pénombre des murs et avait émergé en plein ciel, au milieu d'un espace rendu plus vertigineux encore par la lointaine silhouette des toits de la ville. Il avait fallu le redescendre comme un paquet, la tête enveloppée dans sa capeline d'écolier...
Il ferma les yeux et appuya sa joue contre le tronc, seul point ferme dont il disposât. Dans cette vivante mâture, le travail du bois, surchargé de membres et cardant le vent, s'entendait comme une vibration sourde que traversait parfois un long gémissement. Il écouta longuement cette apaisante rumeur. L'angoisse desserrait son étreinte. Il rêvait. L'arbre était un grand navire ancré dans l'humus et il luttait, toutes voiles dehors, pour prendre enfin son essor. Une chaude caresse enveloppa son visage. Ses paupières devinrent incandescentes. Il comprit que le soleil s'était levé, mais il retarda encore un peu le moment d'ouvrir les yeux. Il était attentif à la montée en lui d'une allégresse nouvelle. Une vague chaleureuse le recouvrait. Après la misère de l'aube, la lumière fauve fécondait souverainement toutes choses. Il ouvrit les yeux à demi. Entre ses cils, des poignées de paillettes luminescentes étincelèrent. Un souffle tiède fit frémir les frondaisons. La feuille poumon de l'arbre, l'arbre poumon lui-même, et donc le vent sa respiration, pensa Robinson. Il rêva de ses propres poumons, déployés au-dehors, buisson de chair purpurine, polypier de corail vivant, avec des membranes roses, des éponges muqueuses... Il agiterait dans l'air cette exubérance délicate, ce bouquet de fleurs charnelles, et une joie pourpre le pénétrerait par le canal du tronc gonflé de sang vermeil...
Du côté du rivage, un grand oiseau de couleur vieil or, de forme losangée, se balançait fantasquement dans le ciel. Vendredi exécutant sa mystérieuse promesse faisait voler Andoar.
Vendredi ou les limbes du Pacifique, IX (Librairie Gallimard, éditeur).

Fil complet: