marcel proust

par zeio, lundi 14 juillet 2014, 16:27 (il y a 3571 jours) @ catrine

Chaque fois que le poète n'est pas placé sur le fil des lois mystérieuses d'où il sent aller de lui à toutes choses une même vie, il n'est pas heureux. Et pourtant, c'est ce qui arrive bien souvent, car chaque fois qu'il recherche quelque chose d'une manière sèche et dans un but où sa personne se trouve transportée du dedans au dehors, il cesse de se trouver dans cette partie de lui-même où il peut être en communication, comme dans une cabine téléphonique ou télégraphique, avec la beauté du monde entier.
Jusqu'à l'âge même où il n'a jamais connu cette propriété de sa nature, ce que chacun appelle plaisir ne lui en donnant pas, il est très triste de la vie. Mais plus tard il cesse de chercher le bonheur autrement que du point de vue de ces moments élevés qui lui semblent la véritable existence. De sorte qu'après chacune des occasions qu'il a eues de donner naissance à des formes où son sentiment des lois mystérieuses est déposé, il peut mourir sans regret, comme l'insecte qui se dispose à la mort après avoir déposé tous ses œufs. Ce qui nous rend le corps des poètes translucide et nous laisse voir leur âme, ce ne sont pas leurs yeux, ni les événements de leur vie, mais leurs livres où précisément ce qui de leur âme, dans un désir instinctif, voulait se perpétuer ' s'est détaché pour survivre à leur caducité. Aussi voyons-nous les poètes dédaigner d'écrire, si remarquables soient-elles, leurs idées sur telle ou telle chose, sur tel ou tel livre, ne pas prendre note des scènes extraordinaires auxquelles ils ont assisté et des paroles historiques qu'ils ont entendu prononcer aux princes qu'ils ont connus, choses pourtant intéressantes en elles-mêmes et qui rendent curieux même les Mémoires des gouvernantes et des cuisiniers. Mais pour eux, écrire est plutôt réservé à une sorte de procréation à laquelle ils sont invités par un désir spécial qui leur signifie de n'y point résister. Procréation que ces autres sortes d'écrits ne peuvent qu'affaiblir, quoique regrettent ces écrits ceux qui les ont, sur tel ou tel art, entendu dire des choses qu'ils jugeaient plus brillantes que ce qui fait même l'objet de leurs écrits. Mais cet objet, c'est leur essence même, en ce qu'elle a de singulier, d'inexplicable : d'où sans doute ce désir attaché à la reproduction de toute espèce qui leur est attaché, tandis qu'il n'est pas attaché à des spéculations en apparence plus remarquables, mais dont ils, sont avertis qu'elles le sont moins en réalité, ou comme on dit moins personnelles, en ce que, en y pensant, ils n'ont pas ce charme et, en les écrivant, ce plaisir attaché à la conservation et à la reproduction de ce qui est personnel (correspondant intellectuel de la bonne santé et de l'amour), comme leur goût pour la fraîcheur des squares ombreux dans les villes, les feux d'un diamant aux mains d'un homme sage, les breuvages dont la plus ou moins grande pureté modifie la personnalité et donne le bonheur, les petites villes où est établi depuis quelque temps un homme qui n'est pas du pays, dont on ne sait pas très bien d'où il vient, mais qui y a de l'importance et qui y fait du bien et les anciens crimes survivant dans tel complice qu'on croyait oublié et qui reparaissent et, pouvant compromettre votre réputation, donnent aux remords une énergie qu'ils avaient perdue dans le changement de toutes les habitudes et la douce considération universelle. Toutes choses que vous ne pouvez voir en allant visiter le grand homme et même en admirant la profondeur de ses yeux, pas plus qu'en regardant les yeux d'un amoureux ou même en l'entendant dire : " Qu'elle est belle ", vous ne pouvez imaginer le charme particulier et les rêves, dont il est tressé, qu'a fait éclore dans son âme son amour pour telle femme.

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