Ricochet du moi

par Point @, lundi 28 juin 2021, 17:28 (il y a 1004 jours)

RICOCHET DU MOI


Il faut y aller. On le demande. Quelle voix ? Et puis dans l’écho d’une église,
la transformation dit : Il faut que tu y ailles. Je me retourne mais le soleil
caché a dérobé mon ombre. Je parle plus fort et des murs sort encore plus
fort ma voix méconnaissable. Il faut. Un ordre supérieur qui déjà s’écrit dès le premier
jour où un ventre me cracha sur des langes que très vite je rends urineuses,

opacifiées par trop de questions que l’impatience des réponses m’empêche de comprendre avec le temps. Il faut, un atome de phrase que pépé, mémé, et mère ont généré dans leur centrifugeuse vivante. J’ose me regarder et le soleil revenant étale ma silhouette. Là sur
le gravier, où sur les gravats d’une maison déjà tombée avant d’être construite. Là sur
la surface blême d’un étang que mon rêve prend pour un miroir. Là, et rien

d’autre pour m’enfuir, car ici est ma place. Et c’est là, ici, tout de suite
qu’il faut y aller. Quitter ici pour ne plus être là. Allonger ses mains, tendre
longuement sa langue pour saisir et parler des choses que l’illusion nous donne. Un beau
matin, n’en pouvant plus, je me résous à y aller, enfilant un slip musclé, empoignant
des chaussures de détermination, je pars. Le chemin, je le connais. Mille fois ressassé que

ma veulerie recouvrait. Il conduit à la nécessité. Que de brume pourtant où émerge à
peine un clocher de valeur. Dans les vergers scintillent des rainettes rieuses dont je dois
comprendre le chant. Mes genoux s’enfoncent dans un plasma que j’avais oublié. Mes bras
se réconcilient avec la courbe. Une brassée de paroles enfin se distingue, elles ont pour
vase la bouche des morts. Et je ne parviens pas à sauver leur tige de

ce bouquet décomposé. Lorsque je reviens, encore c’est sur le trottoir que je me confonds.
Aux passants je hurle puisque le pire m’a été délivré là-bas. Figurez-vous. Mais
non. Ce n’est que pur astigmatisme. Parvenu à l’endroit demandé, on me demande encore. J’avais noué ma pensée au plus joli tronc de mes ancêtres. Et bien encore, il fallu
entendre un nouveau « il faut y aller ». Toujours y aller. Je tâte mes talons. Les

passants dans la rue y vont. Je perçois leur chemin dans leurs prunelles. Demandez-leur
où ils vont. Leur brouhaha est unanime. Mais individuellement ils plongent leur réponse dans des oreillers de plumes. Au sommet des montagnes un autre doigt vous dit de monter encore
plus haut. Et si nous étions que la bête sauvage qui tombe dans le trou.
Lorsque j’ouvre la porte de mon appartement, le grincement d’accueil maintenant n’est plus le

même. La bière que je décapsule a un goût trop suave, la télévision que j’allume montre
des images démodées, là-bas j’ai vu des images, là où elles se fabriquent, leur
naissance, avant qu’elles deviennent une consolation. C’est alors que la perversité pointe son nez sans dire son nom. Par le dessous des portes, par l’embrasure des fenêtres, par le
tube des cheminées, par le dépliement des lettres, par le frottis de toutes les chairs,

par l’emballement des locomotives humaines, par la boucle silencieuse des choses qu’on oublie sur les guéridons, sans arrêt l’odeur flotte et devient horizon. Il n’y plus de décor.
Tout est destination et effluves. Tout est à la recherche d’une appellation. C’est le
plus laid des concerts car les musiciens sont partis. Dans la ville longtemps j’ai marché.
Cette phrase me sert de guide. Il y a des expressions comme ça qui restent.

Elles ne vont pas ailleurs, elles. Il n’y a plus de ville, mais le mot
ouvre toutes les ruelles. Les passants sont assis sur des marches absentes, des rêves de
marches. Quant aux chiens, qu’on dit errant, ils n’existent que dans les poèmes. Celui que
j’ai rencontré a encore toute sa mémoire. Sa queue frétille de mille souvenirs. Elle répète
« suis-moi, suis-moi ». Ce que je fais. Là, plus besoin de se prendre la

tête. Les chiens ont plus de pattes que les hommes, donc supérieurs à nous. Ils
arrivent plus vite, là où il faut aller. Mais par combien de ruelles, coursives, coupe-gorge,
il faut passer. Je ne vois que débris. Ici, un estaminet, où le whisky coule
encore dans les veines, là, une blanchisserie où la blanchisseuse lisait dans les lignes de
la main abyssale des bandits, là, rien, un vide seulement, qu’on appellera une ouverture. Je

supplie la queue du chien de s’arrêter. Ici, une voix encore me somme d’y aller.
Vas-y, vas-y, elle ordonne. Le chien me précède. C’est toujours comme ça. On vous précède
alors qu’on voudrait être le premier. Le passé, la connaissance, les a priori. Pourquoi se
fatiguer. Quelqu’un est déjà passé. J’ai beau courir, il est devant. Je pourrai m’asseoir sur
quelque chose de neuf. Le chien renifle, flairant ce qui est connu. Entre les ruines monte

le soleil. Il paraît que sa lumière contient aussi sa nuit. Je vais aller voir.
Plus aucune voix ne clame en moi. Je caresse le chien, je n’ose pas encore
me séparer de sa chair tiède. Je vais aller voir, mais il faudra attendre la
fin du jour. C’est une autre paire de manches. J’enlève mon slip musclé et mes chaussures déterminées. Attendre, sans rien penser, même pas à l’idée de la nuit merveilleuse.