"la petite affaire"

par cat, vendredi 23 janvier 2015, 02:24 (il y a 3383 jours)

ils avaient rejeté, en bloc. la journée avait été épouvantable. épuisé je considérai pourtant avec rigueur et recul les pages déposées là; rien ne tenait de ce qu’ils en pensaient et d’autant, rien ne pouvait en changer le regard. j’avais affaire à une nouvelle sorte d’hypocrisie: ils en avaient reçu un charme décadent ou une beauté affectée dirent-ils, le ton faux, de ce vrai faux animant l’envie, le petit et son maniérisme, mais n’étaient-ce pas là des choses qui n’appartiennent qu’à leur monde? j’avais été relu par d’autres qui n’avaient rien trouvé de tout cela et j’avais beau chercher, je ne pouvais percevoir en quoi le travail de tant d’années pouvait ressembler à ce qu’ils en avaient dit, à moins que nous ne parlions et pour de bon une toute autre langue. m’étais-je à ce point trompé? ou était-il ici question de bulles disjointes, d’une théorie des ensembles disloquée, mathématiques moléculaires plus réservées qu’attitrées, qui à l’une qui à l’autre des sphères, par catégories ou par clan, préconisaient une hiérarchie dans la littérature? voilà qui était si étranger à ma pensée. ou fallait-il comprendre que l’écriture était leur chasse-gardée, territoire unanime mais en vase clos, où chacun se gausse d’apartisme supérieur et de marginalité en regard des académies, mais tenant à leur propre idée, son unique sens, détenant à eux seuls LE savoir faire? n’était-ce pas là afféterie et mensonges. j’en restai à la fois gourd et stupéfait. j’avais cette impression loufoque d’avoir vu se jouer devant moi un mauvais remake de ce film: Ridicule.

harassé et de plus en plus enclin à l’inquiétude, j’allai de librairies en bibliothèques relire des proses poétiques, des essais, des romans, avec un goût de bile dans la gorge. je mentirais si je ne disais que je trouvai certains modernes très affectés, les textes affublés à la mode de la schizophrénie galopante, d’un fort taux d’alcoolémie, avec une propension au sérieusement hautain et gonflés d’ego, d’autosatisfaction masochiste, incapables de nudité franche et théorisant sur l’époque avec le nez encore collé de morve. je les voyais n’approfondir qu’eux-mêmes et encore que du dessus, ou investissant leur cloaque respectif et suintant, à inventorier des petites noirceurs enduites de dépression, et si hargneux qu’on aurait dit de vieux chiens galeux autant que gâteux, à la gueule glaireuse et pourrissante. j’étais amer, on en convient. mais qui ne l’aurait pas été. imaginez un peu, le seul et unique sujet intéressant de cette triste époque étant véritablement la littérature. pour tout dire je ne cherchai pas l’approbation ni la reconnaissance – nul ne peut écrire dans ce but sans choir parfaitement – mais peut-être plutôt une sorte de disparition, ou encore, ce qu’on pourrait appeler une tentative d’effacement – comme si l’origine du geste et sa portée pouvaient être gommées, lâchées, abandonnées simultanément, ouvrant précisément là toutes les amplitudes de sens possibles puis les annulant si parfaitement les unes après les autres que l’époque en apparaîtrait enfin telle quelle, résolument vidée de toute substance vivante. bien évidemment par origine je parle aussi de mon sang d’hybride, comme si j’avais pu par l’écriture le laver complètement pourtant que celui-ci n’en était que plus résurgent; je m’en trouvai les mains tatouées jusqu’aux ongles. j’étais amer et si amer en fait, que je décidai de me les couper, mes mains.

ce n’était pas là une lubie, un fantasme léger, mais un choix mûrement réfléchi quoi que malaisé puisque je devais y parvenir par moi-même, et par conséquent, devais déterminer l’outil le plus maniable et adéquat dès lors qu’une main manquerait. j’examinai une à une et avec soin les options qui s’offraient pour accomplir l’acte de mon dessein. je finis par me décider pour la plus cruelle: le faire avec mes dents. outre le fait que j’avais une horreur et un dégoût prononcé pour le sang, je devais surmonter mon écoeurement pour la chair crue, car en effet la tâche me serait longue, longue et redoutablement douloureuse. comme j’avais gardé d’une opération précédente non moins douloureuse – l’auto-castration est un acte de foi – quelques cachets d’opioïde, je me les réservai à cet escient, ainsi qu’une bonne bouteille de Scotch pur malt, histoire de m’engourdir autant que d’avoir la bouche propre. il me fallait encore décider du jour, choisir la tenue, porter le jeune chat marbré que j’avais pour toute compagnie chez ma voisine la harpie, voisine qui en avait déjà toute une collection.

tous ces menus arrangements conclus, je me payai un bon repas à la grande salle à manger du Ritz. je commandai chacune des entrées proposées sur la carte ainsi que quatre mets différents. le maître d’hôtel papillonnant des paupières, la tête en diagonale, pinçait sa bouche d’avantage au fur et à mesure que je nommai les plats désirés «Bien Monsieur, Monsieur est certain? Ce ne sera pas trop?». comme je souriais de toutes mes dents, l’homme dit une drôlerie, me demandant pour quel magazine culinaire je travaillais. je ne répondis pas, je fis plutôt mine d’être agacé, farfouillai dans la poche intérieure de mon veston, y attrapai un des nombreux carnets moleskine que j’avais jusqu’à ce jour eu la manie de cacher dans les poches de toutes mes vestes et manteaux; le déposai sur la table à droite du couteau à poisson dont je ne me servirais pas, juste en deçà du cercle réservé au verre de vin que j’attendais encore. j’entrepris le dévissage du capuchon de la plume avec une lenteur maniaque et un air un peu plus sévère. j’avoue que je jouai volontiers et avec grand plaisir ce rôle pour impromptu qu’il fût et que je passai une soirée magnifique car tout en dégustant des mets fins, buvant le bon vin, j’écrivis – ce que le maître d’hôtel et le garçon de table durent prendre pour des annotations critiques quant à la présentation et qualités des plats apportés – le testament de mes mains, et probablement est-ce là la meilleure chose que je n’ai jamais écrite.

très tard, je rentrai lentement. le soir était long et doux. je me souviens d’avoir traîné un peu sous les réverbères au mercure, ceux qui donnent cet air vaguement orange à toutes choses éclairées alors que la nuit en semble plus noire. elle était mauve en vérité. mauve et sans nuage. peut-être est-ce l’effet du vin et de la belle mangeaille mais en marchant ainsi, goûtant chaque pas, chaque mouvement, j’avais le sentiment d’appartenir tout à fait à cette sombre transparence et que, chemin faisant, tel un sang étrange et neuf, elle transfusait tout mon être, me vidant de tout attachement et de toute velléité quant à l’écriture, me vidant du moindre désir. je n’avais en rien oublié mon dessein. je n’étais pas dans un état d’égarement tel qu’en procure l’ivresse, simplement, les doutes s’effaçaient aussi bien que j’allais effacer et à jamais la moindre trace de mes mains. l’unique regret était peut-être de ne pouvoir une dernière fois m’émerveiller au contact soyeux d’une peau de femme, mais me direz-vous, les femmes sont des êtres difficiles qu’un rien contrarie, des fées plus furieusement farouches que n’importe quel fauve de la planète; allais-je vraiment manquer quelque chose…?

j’arrivai enfin devant l’immeuble où je louais un petit appartement. c’était au second, la première porte à droite donnant sur un étroit deux pièces avec cabinet d’eau inclut. comme il fallait trois clés pour y entrer et que j’étais seul à les posséder – hormis celle du loquet d’origine dont la conciergerie avait le double – je serais tranquille pour procéder à ma petite affaire. je déposai mon veston sur un cintre de la penderie, passai au cabinet vider le sac qui contenait mes urines, lavai méticuleusement mes mains et mes avant-bras à la brosse dure et au savon de Marseille, je coupai et nettoyai mes ongles, puis passai à la cuisine. avant que de sortir pour aller manger, j’avais eu la bonne idée de parer la table avec du drap propre, deux grands et larges flacons emplis d’une préparation de formol afin d’y plonger mes restes, les garrots, les compresses, deux grands bandages, le ciseau chirurgical (au cas où), un tube d’onguent anti-bactérien, la petite fiole de cachets qui agiraient en moins de vingt minutes, un sceau pour recueillir quelques caillots, morceaux de chair et vomissements, et, le meilleur rince-bouche du monde: le Scotch. il ne me restait plus qu’à allumer la plaque chauffante à sa force maximale et attendre qu’elle soit rougie pour bien cautériser la taille des moignons. je tirai la chaise dont le fond de paille craquait si familièrement, allais y poser le poids de mon maigre corps quand la sonnerie du téléphone retentit. surpris parce que le téléphone ne sonnait presque jamais mais d’avantage parce que personne n’avait l’habitude de me déranger si tard le soir, je décrochai à contre-coeur, découragé à l’idée de devoir reporter ne serait-ce que de quelques minutes mon projet.

Allo oui, qui est à l’appareil?
-Oui, bonsoir Monsieur, vous êtes bien Monsieur … ?
-Oui, en effet, c’est bien moi. Que puis-je pour vous et à qui ai-je l’honneur?
-Monsieur, pardonnez l’heure tardive… c’est que voyez-vous, je viens de terminer la lecture de votre manuscrit..
-Ah… et vous êtes… ?
-Je suis l’éditeur de la maison … et Monsieur, j’aime beaucoup votre livre, je veux vous publier. Avez-vous pris des engagements avec une autre maison, vous a-t-on proposé…?

















nouvelle datée jan.2012

"la petite affaire"

par kel, vendredi 23 janvier 2015, 11:08 (il y a 3382 jours) @ cat

Excellent. Affirmatif. Noo comment

"la petite affaire"

par cat, vendredi 23 janvier 2015, 14:26 (il y a 3382 jours) @ kel

ha non ha non ya plein d’chaõzes qui vont pas
et même, c'est trop long, faudrait que je coupe... (sic)

"la petite affaire"

par kel, vendredi 23 janvier 2015, 17:30 (il y a 3382 jours) @ cat

Je trouve pas. Mais à toi de voir :-)

"la petite affaire"

par Claire @, vendredi 23 janvier 2015, 16:26 (il y a 3382 jours) @ cat

oui, c'est chouette, avec quelques détails peut-être à élaguer, et quelques impressions de redites, surtout ce qui concerne les cercles littéraires, mais en même temps le côté minutieux est plaisant.
Bien entendu c'est la partie centrale qui est la plus profonde et la plus nouvelle, cette histoire d'origine du geste et d'effacement, ce sang tatoué sur les mains, et aussi l'affaire de l'auto-castration....et puis aussi le retour après le repas, la dilution dans la transparence mauve au moment de passer aux actes, et les réflexions qui l'accompagnent.

à part ça, je ne suis pas d'accord avec le "vaguement" orange (en fait j’aurais mis carrément orange :) ; le "sac qui contient les urines" est troublant parce qu'on se demande si le désespoir de l'auteur n'est pas lié surtout à cette autre opération-castration préalable dont il a été question plus haut, qu’on n’avait pas bien comprise....et ça affaiblit un peu la question du désespoir littéraire, en tout cas j'ai eu du mal à comprendre comment les choses s'imbriquaient.
enfin, il a oublié de mettre un paille dans sa bouteille de Long John, c'est bien regrettable :)

"la petite affaire"

par cat, vendredi 23 janvier 2015, 17:31 (il y a 3382 jours) @ Claire

hé merde ! il a oublié la paille !

bien vu ! le tout, t'as bien raisin ;)

"la petite affaire"

par zeio @, samedi 24 janvier 2015, 22:23 (il y a 3381 jours) @ cat

Ce texte m’a ingurgité. C'est grave, docteur ?

"la petite affaire"

par zeio @, samedi 24 janvier 2015, 22:24 (il y a 3381 jours) @ zeio

Si je peux pinailler un peu, je dirais que j’imagine mal un maître d’hotel du ritz demander à un client pour quel magazine culinaire il travaille. Je ne suis pas spécialiste mais ça me semble malvenu, c’est pas leur style et même, il me semble qu’une certaine règle de conduite est respectée dans le cas où un server « détecte » dans la salle un critique culinaire. On en discute en cuisine, on s’agite, puis le critique potentiel est choyé, dorloté, mais surtout pas démasqué directement, avec le risque de le froisser voire, si celui-ci est honnête, de provoquer tout bonnement l'annulation de sa critique.

"la petite affaire"

par zeio @, samedi 24 janvier 2015, 22:33 (il y a 3381 jours) @ zeio

Sinon, j'aime l'idée de cet écrivain "ouroboros". C'est vraiment chouette.

"la petite affaire"

par cat, dimanche 25 janvier 2015, 17:36 (il y a 3380 jours) @ zeio

euh... euh... pour tout dire moi j'ai d'jà vu ça dans un resto où j'travaillais, mais faut dire que
t'as tout d'même raison, en général ça s'fait pas, et même ça gâche...
donc faut que j'tourne le truc autrement ou... queujlecoup'

merci zeio

"la petite affaire"

par cat, dimanche 25 janvier 2015, 17:38 (il y a 3380 jours) @ zeio

ingurgité ??

"la petite affaire"

par Écrire, dimanche 25 janvier 2015, 19:10 (il y a 3380 jours) @ cat

Il a d'abord été mordu par le titre, puis happé par l'intrigue. Le reste s'ensuit. On saura bientôt si Zeio est digeste...

"la petite affaire"

par zeio @, dimanche 25 janvier 2015, 19:48 (il y a 3380 jours) @ Écrire

Si je suis indigeste, je sortirai de l'histoire par le haut.
Dans le cas contraire, par la porte de sortie inférieure, sans doute la moins licite d'ailleurs !

"la petite affaire"

par Écrire, samedi 24 janvier 2015, 23:08 (il y a 3381 jours) @ cat

Le lecteur est grandement soulagé d'avoir coupé aux détails d'une charcuterie peu culinaire...

"la petite affaire"

par zeio @, samedi 24 janvier 2015, 23:11 (il y a 3381 jours) @ Écrire

On imagine qu'à la fin, la charcuterie a été reportée aux calendes grecques. À moins d'un deuxième livre refusé, alors, qui sait si l'envie le reprendra...

"la petite affaire"

par VeM, samedi 24 janvier 2015, 23:41 (il y a 3381 jours) @ cat

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Les armes de la ville d'Anvers

"la petite affaire"

par cat, dimanche 25 janvier 2015, 17:39 (il y a 3380 jours) @ VeM

"la petite affaire"

par cat, dimanche 25 janvier 2015, 17:27 (il y a 3380 jours) @ cat

ouais ben y a du pain sur la planche ;)
j'vas m'rtrousser les manches de ch'mises !


merci pour vos éclairages, phares, lumières, lanternes, veilleuses, feu de butte ))))
ça fait beaucoup d'bien