élision

par Cerval @, lundi 21 septembre 2015, 16:00 (il y a 3147 jours) @ Cerval

je m'essaie à une auto-explication de texte qui n'a pas plus de valeur que celle d'un d'autre, sinon que c'est bien parce que je l'ai écrit qu'il me vient l'idée de la faire. mais ceci pour montrer que, malgré tout, je pense qu'il y a une cohérence générale qui n'est pas recherchée au moment de la composition, mais qui se dégage dans l'après-coup de la lecture.



ELLE
(le soleil est à la troisième personne
une ombre aimable aux adjectifs)

la première strophe établit un thème grammatical; la suite en est tributaire, seulement en raison de cette primauté : s'introduire fournit ton et thème à ce qui va se dire. de cette manière, l'ELLE majusculé introduit un motif qui sera plusieurs fois repris: la parenthèse qui succède suggère qu'elle est au premier vers un qualificatif. l'ELLE est ce "soleil de troisième personne" par opposition à celui de la première - je - qui fait une "ombre aux adjectifs" (puisque les verbes où se muera l'ELLE laissent une trace dans le reste du langage, soit une ombre, en définissant les mots qui s'articuleront à eux), sachant cette troisième personne, alors qualifiée d'aimable, ce qui laisse deviner la pensée du narrateur à son égard : voici établis tous les éléments d'un poème d'amour.



ELLE recoud un geste
par sa manche débordé
à son idée au bord des
objets dont elle est bordée :

voilà qui me semble assez simple, mais j'admets avoir recherché la triple rime plutôt qu'autre chose. il faut imaginer l'ELLE, en sa qualité de pronom, faire un pas vers la temporalité et l'action - le domaine des verbes - et ce sont les verbes qui débordent de ses manches, elle agit. mais son idée, ce que l'ELLE désigne derrière le pronom, est bordée par un ensemble d'objets, elle est en somme contenue dans les limites de ce qui l'entoure et ainsi définie négativement ou par contraste. à remarquer que l'ELLE n'est, dans ces deux premières strophes, jamais directement décrite : seulement en sa qualité de sujet grammatical pour ce que cette qualité implique quant à sa relation - aimable - avec les autres mots du langage, d'une part, et pour ce que malgré cette amabilité, la chose derrière le mot ne puisse concevoir que par contraste, par d'autres mots ou objets, qui échouent donc à l'épuiser; sa peau est trop douce pour les propriétés qui la prédiquent, sans doute glissent-t-elles dessus comme des gouttes d'eau sur une surface de pêche, et elle ne peut se désigner que par le truchement de ce qui dans le monde terrestre se lie temporairement à elle.

- feuilles
- lettres
- livres
- vêtements et
- impératifs
le verbe en cet habit unique
que j'oublie.


on reprend encore un thème grammatical avec l'impératif, "habit unique" eût égard à la forme de la désinence qu'il implique, ce qui n'est qu'une image assez banale. le "que j'oublie" me semble assez gratuit.



- si la vie allume une cigarette
j'en porte la désinence à mes lèvres
qu'une grammaire surprise apprête

le thème continue et toujours sur le mode de l'image : la désinence d'une cigarette est sa fumée; que faut-il comprendre d'une cigarette allumée par la vie? rien sans doute. à vrai dire, j'avais d'abord écrit : si ELLE allume une cigarette... puis pourquoi la vie? si on allume une cigarette, il faut en faire naître les déclinaisons à ses lèvres, c'est là sa fonction, et tout cela n'exprime peut-être rien d'autre qu'un déterminisme un peu léger. la grammaire surprise désignerait des désinences hétérodoxes, qui colorent la vie de cette particularité, soit ce que l'amour fait aux pensées, très simplement.

- tout se déshabille à la mémoire
comme à une chambre décidée

ainsi qu'on déshabille les verbes jusqu'à leur infinitif, ou les noms à leur racine, je suppose que les évènements peuvent trouver dans le resouvenir pareille forme minimale, afin de les subsumer sous la même catégorie. quant à la chambre décidée, c'est, pour moi, celle où l'on choisit de faire l'amour.


- elle peint ses joies à son visage
donne des habits à ce que j'aime, et

deux transformations : ce qu'elle aime, elle en fait son visage : il y a encore l'idée qu'ELLE ne peut se concevoir qu'indirectement, dans l'espace que lui laissent les objets qui l'entourent, ou qu'en l'occurrence, elle élit. peut-être simple pudeur de sa part. mais si ses joies sont son masque, elle n'a pas le même embarras pour ce qui lui est extérieur, l'habillant : je suppose que c'est parce que ce qu'on fait, quand on aime, est toujours un peu le signe, c'est à dire réfère, même indirectement, à qui est aimé.


ce n'est ni par l'hasard

"l'hasard" plutôt que "au" ou "par" hasard est ici fait exprès, pour besoins sonores.


ni l'odeur ni la couleur
si ces pensées me plaisent
c'est ce qu'elles disent :
elles dansent toutes
se prenant par la main ça fait des jours - ou des soucis

no comment


je m'ennuie, puis me fâche; tout lyrisme suffit;

celui qui écrit le poème se rend bien compte, approchant son terme, que tout cela ne lui sert de rien.

je suis las de porter attention aux coïncidences comme on tire à soi l'idée de fraîcheur pour ce que les couvertures prennent aux nuages : tout a déjà été vécu

l'image est volontairement emmêlée, mais finalement très simple. les propriétés magiques de qui est aimé, qu'on en fasse des métaphores grammaticales ou qu'on les remarque dans le monde (les "coincidences"), à être invoquées dans le poème, connaissent piètre sort : elles y sont amenées dans l'espoir de les voir colorer le texte de leurs qualités propres, comme on essayerait de faire un joli poème parce qu'il prendrait pour thème le beau temps. ces propriétés sont convoquées au poème "comme on tire à soi l'idée de fraîcheur" en tirant à soi sa couverture, parce que les couvertures, sur le lit, en semblent la couche de nuages couvrants, vecteurs de fraîcheur au ciel. bon. mais cela ne fonctionne pas, évidemment. ces vers ne me semblent pas très justes : le reste du poème s'échinait en effet à expliquer pourquoi elle ne pouvait pas se désigner directement, mais il s'agit peut-être d'un procès d'intention.

alors elle pousse les images hors de mon langage
sa voix : descente de lit

toutes les images ne servant à rien, ne la désignant pas ou mal, ELLE a le bon goût de me faire fermer ma gueule.


mais je dors dans l'idée d'elle
d'elle dont la raison s'oublie
et dont l'oubli la renouvelle.

bien qu'elle me fasse taire, cela ne m'empêche pas de penser à elle silencieusement, et tant que je finis par oublier le pourquoi de cette pensée : l'oubliant, il faut lui trouver justification nouvelle, et ainsi, chaque matin, elle est aimée pour une raison différente. c'est beau.

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