blanchoteries
Il y a tout dans ma mémoire, mais je ne m'en contente pas. Je ne me contente de rien, puisque j'y range ce que je trouve devant mes yeux, là ils prennent une autre couleur : le jour les couleurs montent dans les objets ; la nuit elles ne tombent pas, mais passent à pas feutrés de l'autre côté de son miroir. Je mettais tout de l'autre côté de ce miroir : dans ma mémoire les objets avaient des noms pour que je ne les prononce pas, des contours pour que je ne les touche pas, des formes pour que je ne les voie pas, car tous ne voulaient que nommer, toucher et voir par eux-mêmes. Les images peintes sur le verre disent l'orgueil de leur présence. Ce secret était trop brûlant pour ne pas se répercuter sur ma conduite. On me disait : "vous n'aimez rien, n'entreprenez rien, vous n'avez pas de projets". Comment ! J'étais silencieusement multiplié, écrasé par les projets. Les gens ne comprennent les actions que perçues telles, ils ne se doutent pas que dans l'espace qui en sépare les instances elles ont trop de temps pour ne pas se perdre, se fendre, s'accomplir autrement. J'avais par le passé formé ces projets qui se perpétuent par le visible, où la pensée est une longue action dont il faut planifier, puis répéter, les gestes. J'ai cédé par impatience, j'ai voulu aller trop vite, j'ai perdu mon souffle, je suis devenu trop lent, tout s'est usé, tout s'effondrait, moi qui me croyais trop unique et trop important en chaque chose, parce qu'elles m'arrivaient.J'ai eu une enfance comme beaucoup d'autres : j'avais tout, je pouvais tout, c'est le souvenir qu'on en retient. J'ai été porté à la facilité, l'immédiateté de tout : ce qui advenant sans raison repart sans conséquences, ne console ni n'attriste, ni ne procure de connaissance sinon que des choses ont été, que certaines furent bonnes, que d'autres le furent moins. Cette certitude qui ne ferme sa main sur rien m’est une consolation sans limites. Pourquoi ? Ce plaisir, cette joie qui me consolent sont profanes ; la mémoire n'est pas une fin en soi, l'enfance le seul pays établi pour qu'on le quitte ; certes, mais ce qu'on ne quitte pas pour le corrompre finit par vous corrompre à son tour, il n'y a pas de choix, le choix est l’illusion et la sottise la plus grande.
Parole réconfortante, nécessaire. Mais le secret pressenti est plus profond. Tout ce que j'ai vécu, quelqu'un aurait très bien pu le vivre à ma place : je n'y ai apporté de couleur en rien. Ce n'est pas un manquement ni un reproche. Je n'ai rien fait qui n'ait été fait par obligation ou parce que j'y voulais trouver mon plaisir, qui est l'obligation la plus grande, la plus anonyme ; ce n'est pas une faute. Il faut honorer ce qu'on aime, l'univers ne se soucie pas de vous. Comme ils sont embêtants, les gens qui se soucient de vous, comme ils vous accablent sous leurs conseils, et la nuit console elle qui ne parle pas et ne sait rien désigner d'autre qu'elle-même.
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