coques
Il y a cette porte, devant laquelle sont posés des rayonnages, vides. On voit apparaître entre deux rayons le bouton de la porte : vieille porcelaine, laiton.- Qu’est-ce qui t’a pris de mettre une étagère à cet endroit-là ? demandes-tu à l’occupant des lieux. As-tu condamné cette porte ? Ou bien préfères-tu la regarder à travers cet obstacle, où tu posais des livres autrefois ? Et où sont-ils, ces livres ?
- C’étaient des livres de bibliothèque, je les ai rendus depuis longtemps, et n’en garde qu’un vague reflet intérieur. Des bribes de récit : des bords de mer où l’après-midi touche à sa fin, des scènes entre personnages privés de quelque chose qu’ils ont amèrement cherché. Des meurtres dans la boue. L’eau d’un seau de plastique où un enfant trempe son râteau. Des chiens. Mais surtout si je me souviens bien, des pays entiers, bruns et verts, qu’un homme parcourait dans de grandes fatigues, avec beaucoup de persévérance, et finalement il arrivait bien quelque part. Il y a des films mêlés à tout ça, d’ailleurs.
Cela ne fait pas écran devant la porte, bien au contraire, elle montre encore mieux la rondeur de son bouton brillant, elle lisse bien mieux les rectangles de ses panneaux. Et ainsi je garde une partie de ma maison neuve, à comprendre, ou qui peut-être serait investie par quelque inconnu. Cette porte est fermée à clef, je crois, la clef oubliée de l’autre côté.
- Et l’autre côté, tu n’y es jamais allé ? Ou tu as oublié ?
- Je crois que j’y allais avant. J’avais nettoyé les vitres couvertes de poussières avec de l’eau et du papier journal. J’avais mis un bouquet de fleurs cueillies dans l’herbe, à l’époque où la maison était à la campagne, à l’époque où j’aimais faire ce genre de choses. J’avais balayé et souvent eu peur d’être découverte là. Le piano était désaccordé, et le son si particulier….c’était le son de cette partie de la maison. Des habitants qui l’avaient acheté et avaient rêvé d’être des virtuoses, sûrement, et sûrement renoncé assez vite. Ainsi, le son si aigre, si hésitant pleurant et beau de ces touches - dont certaines avaient perdu leur ivoire - faisait parfaitement sentir le temps très long où la pièce était restée inhabitée.
Mais c’était l’époque où j’étais une fillette, avide de mièvreries et de robes, où je me conformais à ce qu’on m’offrait à voir, à ce qu’on voulait voir de moi. C’est pourquoi il va bien falloir vider ces pièces, jeter le piano inaccordable, et ne laisser veiller interminablement derrière les volets fermés que le sol, les murs.
Une fois vidée la partie ancienne, j'ensacherai la maison entière, ses deux espaces séparés par l'étagère-porte et pourrai prendre enfin une longue distance, une longue vue. L'herbe mouillée de l'automne, le ciel couleur de paille au dessus des bois noirs, les oiseaux.
Fil complet: