Fonctionnement ordinaire auquel pour ma part je ne me ferai jamais

par le Rouge-gorge, dimanche 29 janvier 2017, 16:36 (il y a 2856 jours) @ Le Mohican mélancolique

Moi, le Rouge-gorge, qui n'aime pas bien qu'on l'affuble de noms d'oiseaux et qui décidément ne participera pas à un jeu si puéril ; même si des prédécesseurs, manifestement respectés, si sont essayés... Vous avez pu observer à quel point, je ne réponds pas aux invectives sur le même mode. Raison et Vertu sont l'équilibre à atteindre, même pour les citoyennes tricoteuses qui s'ennuyant délibèrent.

Alors le texte. Poésies I, Chant 1, dans Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, Œuvres complètes, édition établie par Hubert Juin, Poésie/Gallimard, 1991, p. 293 :

Depuis Racine, la poésie n’a pas progressé d’un millimètre. Elle a reculé. Grâce à qui ? Aux Grandes-Têtes-Molles de notre époque. Grâce aux femmelettes : Châteaubriand, le Mohican-Mélancolique ; Sénancourt, l'Homme-en-Jupon ; Jean-Jacques Rousseau, le Socialiste-Grincheur ; Anne Radcliffe, le Spectre-Toqué ; Edgar Poë, le Mameluck-des-Rêves-d'Alcool ; Mathurin, le Compère-des-Ténèbres ; Georges Sand, l'Hermaphrodite-Circoncis ; Théophile Gautier, l'Incomparable-Epicier ; Leconte, le Captif-du-Diable ; Goethe, le Suicidé-pour-Pleurer ; Sainte-Beuve, le Suicidé-pour-Rire ; Lamartine, la Cigogne-Larmoyante ; Lermontoff, le Tigre-qui-Rugit ; Victor Hugo, le Funèbre-Echalas-Vert ; Misckiewicz, l'Imitateur-de-Satan ; Musset, le Gandin-Sans-Chemise-Intellectuelle ; et Byron, l'Hippopotame-des-Jungles-Infernales.
Redonnons la liste en rectifiant les graphies erronées et en ajoutant quelques notes succinctes :

Chateaubriand : le Mohican-Mélancolique
Senancour : l'Homme-en-Jupon (1)
Jean-Jacques Rousseau : le Socialiste-Grincheur (2)
Anne Radcliffe : le Spectre-Toqué (3)
Edgar Poe : le Mameluck-des-Rêves-d'Alcool
Maturin : le Compère-des-Ténèbres (4)
George Sand : l'Hermaphrodite-Circoncis
Théophile Gautier : l'Incomparable-Epicier
Leconte de Lisle : le Captif-du-Diable (5)
Goethe : le Suicidé-pour-Pleurer (5)
Sainte-Beuve : le Suicidé-pour-Rire
Lamartine : la Cigogne-Larmoyante
Lermontov : le Tigre-qui-Rugit
Victor Hugo : le Funèbre-Échalas-Vert
Mickiewicz : l'Imitateur-de-Satan (5)
Alfred de Musset : le Gandin-Sans-Chemise-Intellectuelle
Byron : l'Hippopotame-des-Jungles-Infernales (5)

1. Plus haut (p. 288-289) Lautréamont a rappelé, d’une manière qui reste obscure, « les pleurnicheries odieuses… des nourrices en pantalon aux poupons Obermann [Oberman] ».
2. Grincheur signifie chapardeur, petit voleur. Rousseau a confessé plusieurs vols dans les bien nommées Confessions : apprenti chez son premier patron, il prend l’habitude de le voler (livre I, Pléiade 1986, p. 32-33). La passion de lire lui fait passer le goût du vol, puis devenu laquais chez la comtesse de Vercellis, il vole un ruban à sa femme de chambre, Marion (livre II, p. 84) ; précepteur des enfants de M. de Mably, il vole du vin à la cave pour le boire dans sa chambre – en Suisse, bien entendu (livre VI, p. 268-269).
3. Ann Radcliffe (1764-1823), à l’origine d'un courant littéraire, celui du roman terrifiant, se fit connaître en France surtout par Les Mystères d’Udolphe (en anglais, 1794) et L’Italien (1797), traduit en français sous deux titres différents la même année 1797 : Eléonore de Rosalba ou Le confessionnal des pénitens noirs et L’Italien ou le Confessionnal des pénitents noirs.
4. Charles-Robert Maturin (1782-1824) revint au grand jour lorsque parut en 1965 la première traduction intégrale de Melmoth the Wanderer (Édimbourg, 1820). La caution de l’éditeur, Jean-Jacques Pauvert, un livre épais de 659 pages recouvertes par une couverture d’un rouge éclatant, une préface d'André Breton, – il cite le sobriquet le Compère-des-Ténèbres donné à Maturin par Lautréamont –, le livre avait tout pour plaire.
5. Lautréamont a cité plus haut (Poésies I, p. 286-287) Leconte de Lisle, Goethe, Adam Bernard Mickiewicz (1798-1855) et Byron, nommément ou par leurs œuvres ; on ajoute quelques précisions entre crochets : « O dadas de bagne ! Bulles de savon ! Pantins en baudruche ! Ficelles usées ! Qu’il s’approchent les Konrad [Konrad Wallenrod, par Mickiewicz, plusieurs fois traduit en français], les Manfred, les Lara, les marins qui ressemblent au Corsaire [on aura reconnu les héros de Byron], les Méphistophélès, les Werther [héros de Gœthe], les Don Juan [Don Juan, par Byron, fut traduit plusieurs fois en français et une fois en vers], les Faust [Goethe], les Iago, les Rodin, les Caligula, les Caïn [Kaïn, poème par Leconte de Lisle, Le Parnasse contemporain, A. Lemerre, 2e série, 1869-1871, p. 1-21], [etc.] ».

Lautréamont, pour ses Grandes-Têtes-Molles a pu s’inspirer de l’expression « les têtes molles des bourgeois de Paris », que l’on peut lire dans le Mercure Britannique. Seconde année, par Jacques Mallet du Pan, Londres, chez l’auteur, vol. IV, 1799, p. 283. La « tête molle » venait du domaine des médecins, et aussi de celui des bouchers. Les médecins mentionnaient la tête molle des fœtus et des nouveaux-nés, les bouchers celle de certains bœufs ; dans les abattoirs, « Quelquefois les bœufs ne tombent pas sous les premiers coups de la masse […] ces cas sont très-rares et sont occasionnés par la conformation de la tête, dont la partie osseuse est molle et ne peut pas donner de réaction à la masse cérébrale : aussi les bouchers leur donnent-ils le nom de têtes molles » (« Du travail des abattoirs et de la boucherie », Maison rustique du XIXe siècle. Encyclopédie d’agriculture pratique, Paris, 1837, t. II, p. 537). Alexandre Dumas, faisant décrire Louis XVI par le docteur Gilbert, écrivait : « Ce corps gros et court, sans ressort et sans majesté, cette tête molle de formes et stérile d’expression […] tout cela signifiait : dégénérescence, abâtardissement, impuissance, ruine » (Ange Pitou I, Michel Lévy frères, 1854, ch. XXII, « Le roi Louis ΧVI, p. 257).

Les surréalistes
Les surréalistes, adeptes fanatiques de Lautréamont, ne pouvaient pas ne pas reprendre l’expression de leur dieu, littéralement ou par allusion. On lit sous la plume d’André Thirion, pour qualifier André Gide, Paul Valéry, Alain, Jean Giraudoux : « Il n’y avait rien à apprendre de ces grandes têtes molles » (A. Thirion, Révolutionnaires sans révolution [1972], Babel 1999, p. 345). Aragon, sans employer l’expression, proposait sa liste personnelle de têtes molles : « Anatole France, Paul Bourget, Marcel Proust et Charles Maurras », puis il ajoutait Cocteau (Aragon, Le Libertinage, préface [1924], Œuvres romanesques complètes, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, p. 277). Le même Aragon écrivait à André Breton le 8 novembre 1918 : « Les Grandes-Têtes-Molles de ce temps-ci, j’y songe. Ce sont Henri Barbusse et les autres Barbus amoureux de la justice » (Aragon, Lettres à André Breton 1918-1931, Gallimard, 2011).

Après le règne des surréalistes, l’expression se répandit, utilisée par et pour les gens de l’écrit comme un synonyme de « vieux con » ou de « mandarin » ; ou utilisée par une sorte d’humour noir, si bien qu’il y eut les Éditions des Grandes-Têtes-Molles de notre époque avec, entre autres, Freud et Lacan, par Louis Althusser, 1964, agrafé, 107 pages. Puis l’injure se banalisa, détachée de toute référence littéraire.

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