le pull
en partant de chez moi, aline a laissé un petit pull blanc échancré dénudant une partie des épaules et au col légèrement reprisé de dentelle. ce pull n'étant pas adapté aux rigueurs matinales de l'hiver (il était huit heures lorsqu'aline a quitté mon appartement), j'ai prêté, à sa demande, un pull rouge à aline, pull léger mais composé à 70% de laine et à 30% de cachemire, lui conférant des propriétés thermorégulatrices idoines. pour ne pas s'encombrer, aline a laissé son pull blanc échancré chez moi.. de quoi ce pull blanc échancré était-il fait, sinon du souvenir d'aline? je cherche sa composition, mais l'étiquette a été sectionnée, probablement pour ne pas causer de frottements contre la peau. machinalement, je porte le pull à mon nez et le respire. spontanément, je dis à haute voix: "mmh, ça sent bon!"depuis que je vis seul (depuis quatre jours), je me surprends à parler à haute voix régulièrement. le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie, disait pascal. personnellement, même si c'est tout à fait honorable, l'infini de mon appartement ne fait que 35m2, même s'il est plutôt haut de plafond. reste qu'il me faut peupler ces espaces de voix ou de musique - pascal avait la métaphysique, mais pas de compte spotify.
comme on tire sur sa cigarette, je prends une, puis plusieurs bouffées du pull d'aline. je l'essaye, mais mon reflet ne me convainc pas, pour une raison quelconque, il me donne l'air d'un berger exhibitionniste. aline a aussi troqué la jupe noire avec laquelle elle était venue contre un pantalon en jean brut au grammage lourd, dont je ne sais plus la composition, probablement un mélange de coton et d'élasthane ; enfilé par dessus les collants d'hiver, il a dû offrir une isolation thermique convenable aux gambettes d'aline lorsqu'elles ont laissé le demi-jour de l'appartement pour la demi-nuit de la rue. je n'essaye pas la jupe noire.
le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie, disait pascal. mon appartement a des couleurs blanches (les murs), boisées (le parquet flottant), il est rempli de cartons et de meubles ikéa. voilà mes étoiles et mes constellations, ou bien les substances et attributs à partir desquelles je peux bâtir l'ontologie de l'avenir. comment appelle-t-on l'ontologie? la science chargée d'étudier "le mobilier du monde".
je reprends une bouffée du pull d'aline. askip, des signaux communicationnels interspécifiques pertinents sont transmis par les phéromones, molécules chimiques secrétées par la plupart des animaux et végétaux. chez l'humain, leur rôle est moins clair, même si des études suggèrent une influence, même légère, sur le comportement, favorisant répulsion ou attraction. mais on se demande, aujourd'hui, ce que les études ne suggèrent pas?
qu'est-ce que les études ne suggèrent pas? la science s'arrête où l'expérience personnelle commence, ce qu'on appelle la phénoménologie, comme chacun sait. à la troisième personne, ce pull peut être décrit d'une multitude de manières dont la somme approxime sans l'épuiser l'ensemble de ses propriétés de pull. il y a sa composition matérielle, il y a la composition chimique des odeurs qui l'imprègnent ; il y a les les molécules odorantes imprégnant le pull d'aline stimulant les récepteurs olfactifs qui conduisent l'information nerveuse jusqu'au cortex olfactif qui, par communication avec le système limbique et les lobes temporaux, retrouve, évoque, identifie, dans une odeur, la silhouette qui se cache derrière cette odeur-ci, que je sens, la silhouette d'aline aux gambettes émergeant du demi-jour de la mémoire, très simplement, comme une cascade clapote, des images vous arrivent, dans un enchevêtrement désordonné, mais sans empressement, horde de chevaux au pas, sans que personne ne les ait appelées à table, elles s'y servent, ces images, comme apparues d'une corne d'abondance, ou comme les silhouettes des objets se révèlent dans le jour lorsque le soleil se lève : alors on comprend, les couleurs ont toujours été là, elles s'étaient cachées derrière les rideaux pendant l'entracte, la nuit diminue l'importance de toutes les dimensions sauf la profondeur, mais lorsque l'aube arrive on retrouve la rassurante volumétrie du réel, sa praticabilité, la façon des objets de communiquer les uns avec les autres selon les trois dimensions de l'espace mais aussi selon les dimensions des textures, des couleurs et de la luminance. tout cela se déploie, sur le fond de la rétine, puis dans le cortex visuel, pour moi, pour nous tous, tout cela s'organise, tout cela pour nous le réel est une nappe de pique nique étendue du coup sec d'une saccade oculaire, qui révèle contenue en elle toutes les victuailles du visible, dont nous consommons, par l'expérience que nous en avons, la chair. c'est banal, c'est une histoire connue.
j'ai perdu mon fil. je voulais dire : objectivement je peux décrire le pull, son odeur, les odeurs, d'une ou de milles façons différentes, et si j'avais toute la connaissance, et une foi à transporter les montagnes, et le don de prophétie, et si je distribuais ma nourriture aux affamés, et que je jetais mes habits aux flammes, et que je parlais les langues des hommes et des anges... cela ne me servirait de rien ; si je ne chausse pas les souliers de ma mémoire, je peux décrire de ce pull tout sauf ce qui fait qu'il importe : ce pull a une odeur, et c'est l'odeur d'être amoureux. c'est banal, c'est une histoire connue.
je vais me faire des pâtes.
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