CORPS UTOPIQUES

par Cerval @, samedi 18 juillet 2015, 03:05 (il y a 3214 jours)

chaque matin on se lève et c'est le même ennui: il faut s'aménager d'un corps que l'on a pas choisi - c'est moins que banal - et qu'en faire? si on ne se rend pas toujours compte de la mesure avec laquelle on tend à se soulager au porte-manteau des pensées - qui souvent à force de s'allonger les unes par dessus les autres comme des soleils fatigués, forment un palimpseste illisible à tourner ses yeux dans la métaphore qui désigne l'intérieur - il n'est aucun porte-manteau pour les corps; on a beau prendre toute la drogue du monde, rien à faire: le manque, sans faire de mauvaises plaisanteries, n'en sera que plus grand. et pourquoi pourtant: je crois que c'est une frustration de l’imagination, car il arrive que l'imagination soit plus rapide que la capacité à synthétiser les perceptions, et l'agacement que fait à l'orgueil le corps est moins son paraitre ou sa condition (fortunes variables) que sa lenteur, et, par dessus tout, sa lenteur à s'émouvoir.

le corps dresse dans la quotidienneté ses lois. les habitudes sont son langage, l'ordre qu'il instruit; il ramène les pensées à sa commune mesure, celle de la possibilité d'un geste qu'il sait et qu'il n'a pas à penser, car s'il doit penser, il s'effondre dans lui-même, ce sont les gestes idiots des enfants que l'on ne peut plus faire une fois que l'on est adulte: ce corps éduqué qui enfin ne pense plus.

oublier son corps se fait tous les jours, et n'est donc pas un miracle; mais cette absence de miracle est un étonnement après-coup ressaisi qui lui confère peut-être un prix plus grand d’apparaître ainsi deux fois. donnant exemple, je parlerai par manque d'imagination de l'amour. tombant amoureux, mon corps s'écarte, une pensée lui fait éclipse, les gestes se jouent à une estrade pour un spectateur absent généralement, mais dont on garde l'idée de la présence; gestes pour personne mais non solitaires car adressés, dont une raison lointaine est la lumière, et tous à ce lieu tournent et disparaissent avec les adresses d'un héliotropisme sentimental. les révolutions des objets autour de ses yeux sont mes saisons, ses cheveux emplissent ma gorge, c'est parce qu'elle m'est une eau claire que je parle avec l'agitation d'un noyé; je n'ouvre les bras que pour étreindre l'imagination qu'il m'est donné de sa mémoire, et m'imagine descendre sur sa mémoire comme le soleil ses collines, puis m'en écarte, et l'abolis en pensée, pour revenir à elle, et témoigner, moi aussi, chaque jour de cet invraisemblable, qui fait de la métaphore et inversement le lit de toutes les aubes.

quand je suis amoureux: je goûte un corps glorieux, mû par autre chose que ses habitudes, appartenant à un domaine qui n'est pas intérieur mais un domaine intérieur contemplé du dehors, avec à chaque fois la possibilité de se mouvoir pour en contempler l'abord et d'abord celui d'un autre, car le centre de ce corps est à ce corps extérieur et se ressaisi à chaque fois qu'il se déplace; et lorsqu'il bouge, le monde cligne des yeux.

j'ai tout à perdre: je tombe amoureux. j’arrête de l’être; tout se dissipe, et je retrouve, entre autre choses, mon corps: cela demande un égoïsme sans mesure, on découvre un égoïsme, dans l’amour, sans mesure, mais de quelle sorte? non la sienne mais d’une autre, à ne plus l’être tout est donc changé, les propriétés aimables des choses décroissent sur elles-mêmes comme un mouvement qui n'est plus perpétué, la réalité des gestes se réduit à ne battre plus que pour une ombre, lorsqu’il faut mouvoir ce corps qui s’obstine à ne se mouvoir que pour lui; mais qu'est-ce que je peux encore dire? je n'ai absolument rien à lui dire, ni à vous, d'ailleurs.

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