l'appel du vide

par julienb @, samedi 18 juillet 2015, 21:28 (il y a 3213 jours)

Evidemment, j’ai déjà la fin. Le héros, se tenant au bord du précipice, scrute un long moment l’horizon familier des crêtes embrumées mêlées aux nuées noires. Des souvenirs lui reviennent du lointain de l’enfance, des sentiments contradictoires. Peut-être profère-t-il même quelque parole décisive avant d’écarter les bras comme pour déployer ses ailes, et de se jeter dans le vide. C’est tellement évident, je trouve, que paradoxalement l’on ne s’y attendra pas.

*

Ce matin encore, je m’extirpe de la nuit. A quelques pas de ma couche de brindilles et de mousse, dans la pâle lueur de l’aube, je devine la nuit toujours noire du précipice. Les ténèbres sans fin, le vide sans fond. Je me dresse avec la vivacité nonchalante du félin et gagne en quelques bonds le bord de la crevasse. Délice du vertige. Mon esprit s’engouffre dans les replis veloutés de l’ombre, s’agrippe ou glisse à loisir le long des parois de roche basaltique. Il rend à la pierre son essence de magma : le feu vivant de ma pensée contre le minéral mort et glacé, éteint. Qui enveloppe l’autre, de l’homme ou du vide, du précipice ou de l’esprit ? Qui protège l’autre, qui le fait exister ? Tant que je vis au bord, que je suis à l’extérieur, c’est moi. Si je m’y jette, c’est lui qui m’absorbera et m’englobera pour de bon.

Toutes ces heures passées à méditer au bord du précipice… Ces longues après-midis grises et ces soirées froides, immobile à fixer le vide, à scruter le noir… Le vent a fouetté mon corps, balayé mon âme. J’ai vieilli, perdu la vigueur de la jeunesse pour ce cratère, cette béance, cette fêlure, cette blessure à ciel ouvert. Ici s’ouvre la terre. Ici s’offre le vide, à la contemplation, à la réflexion. Au bord du précipice, j’ai choisi de passer ma vie, de perdre mon temps. Ai-je appris à la hauteur de mes espérances ? Il me semble que oui.

Hier, pour la première fois depuis le début de mon exil, un voyageur égaré est passé par ici ; lui aussi cherchait une route. Nous avons conversé quelques minutes, après quoi je l’ai invité à contempler l’abîme, à méditer à mes côtés sur l’essence du vide, juste au bord ; mais il n’a pas compris. Il a filé avant même que le soleil n’entame sa chute derrière l’horizon des montagnes. Je suis ainsi resté seul dans le vent glacial jusqu’à ce que la nuit m’engloutisse.

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