une fable très naïve (version définitive)
Fable naïveun garçon, qui sentait enfin le moment venu, présente un poème écrit de sa main à une amie dont il estime la sensibilité. celle-ci l'accueille et le lit, et brutalement devient muette.
coi, et relisant ce poème d'une curieuse mélancolie, qui mêlait tendresse et désespérance, caresse et poignard, elle ne reconnait pas cet ami allègre, enfantin, raisonnable, taquin, rieur.
ce qu'elle vient de lire et qu'elle relit au moment où cette gêne l'effleure est très beau, mais ce sont là les mots d'un étranger.
"étranger"
elle prononce en elle ce vocable, il mûrit, sonore, prend une ampleur qu'il n'avait pas, s'effeuille, s'émiette, elle le répète, le répète plusieurs fois, prise d'une blanche fascination.
plus le feu descend en elle, plus cet ami qu'elle connait, qu'elle croyait connaitre, prend à ses yeux une épaisseur lointaine, une opacité d'énigme. quand son identité acheva de se flouer, elle fut comme pulvérisée en fragments déliés, sans histoire.
elle, si fine observatrice des choses humaines, si prompte à "détecter l'anguille sous roche", à intercepter la rumeur à sa source ; elle
l'amie d'enfance, elle la protectrice, la grande soeur qui prenait tant à coeur son rôle de confidente, qui s'enorgueillissait toujours qu'on lui promette chaque fois le fin mot de l'affaire ;
elle, l'Amie, avec toute la gloire d'empathie que ce joli mot connote, s'aperçoit dans une espèce d'angoisse, être passée à côté d'à peu près tout ;
alors sa bouche s'ouvre. l'air gonfle péniblement le buste mais l'instant passe et rien ne sort : pas même un balbutiement. la bouche se referme. si l'ouïe avait été redoutable, peut-être eût-elle entendu quand même ce bruit noué dans la gorge, cette déglutition gênée. mais rien. rien que du silence.
au mutisme de ladite, le garçon comprend.
cette distance d'avec ses proches, qu'il avait jusque lors à peine soupconné, lui revient dans son effarante vérité en boomerang : entre l'image dont il s'affublait intimement et qu'il prenait lui-même pour réelle, et l'efflorescence intérieure de laquelle cette image émane, il se rend compte qu'il y a un abîme, sorte de vide définitif, qui ne laisse guère place à la communion. il sent avec une prescience douloureuse que toute vie germe de ce mirage.
au mutisme de ladite, le garçon se sait séparé de tout être, et d'abord de lui-même.
surface et profondeur, ces deux côtés de la médaille humaine communiquent à peine, et à vrai dire communiquent si peu que lorsqu'on commence à y hasarder des mots, à tenter de gravir ces barbelés : l'interdit est franchi, le sol est rompu, le gouffre s'ouvre
tout ce qu'on croyait solide, comme l'entente mutuelle, la pérennité des sentiments, la possibilité de communier s'effondre, devient horizon mythique, rêve ou désespoir.
ce genre d'idées firent plus d'une perte. mais le garcon, plus simple qu'il croyait, se dit avec faiblesse et candeur "il faut continuer de vivre" et peut-être continue-t-il malgré tout de vivre innocemment, écrivant avec soin, entretenant vives accolades avec les camarades, cruelles tendresses pour les amantes. peut-être, malgré cette intuition terrible d'une Toute-Puissante Incohésion, y a-t-il en lui cette secrète intelligence du corps, qui inspire l'air lucide du monde et l'expire radieux.
peut-être.
gageons pour cela qu'il ait génie de s'oublier.
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