ceci est un objet noir

par &raven @, mardi 28 juin 2016, 23:07 (il y a 3071 jours) @ &raven

« Viens, lève-toi » la voix est féminine. embrumée de sommeil je ne sais pas encore la reconnaître
sa main touche mon épaule puis mes cheveux longs où de grands fils blancs ondulent et bougent en permanence.
m'asseyant tout au bord de la rive où je dormais je vois émerger doucement un corps lavé et préparé.
« Viens, nous accompagnerons le corps jusqu'à la maison des tisserandes » et nous marchons sans marcher.
la rive disparaît, les éclisses noires et luisantes disparaîssent mais la nuit reste la même. le corps à l'horizontal
glisse tranquillement dans l'espace où nous mène la dame habillée d'une robe aussi noire que corbeau,
chacun de ses mouvements produit un bruit de plume et d'aile, même sa voix — et je cherche son nom..














au pied de la falaise, un immense creux abrite une âtre autour de laquelle sont sises trois tisserandes.
trois métiers sont montés de fils et trois rouets attendent. les trois tisserandes me tendent chacune un fuseau.
« Il est l'heure » dit la première, « Il faut agir » dit la seconde, « Maintenant » dit la troisième. trois fuseaux
tendus s'approchent et les fils blancs de mes cheveux ondulent vers et s'enroulent, s'enroulent et me quittent.
« Va près de l'âtre, repose-toi ; elles tisseront ton amour, ta mémoire et feront un linceul d'un blanc parfait.»
les tisserandes filent mes cheveux aux rouets et chacune me demande de raconter, longuement, qui fut l'homme,
et ce faisant, de raconter qui je fus à cet homme, qui je fus à sa fille, qui je suis dans ma nuit noire plus que...
mais je ne retrouve pas le nom de l'homme ni celui de sa fille ni le mien tombé dans les eaux du Léthée.















alors, comme mes cheveux ont entouré les fuseaux, les tisserandes se lèvent et m'entourent. leurs doigts frôlent
mon visage mon front, tout mon être. leurs doigts semblent chuchoter et chanter tout bas comme leur bouche.
elles chantent des images très anciennes, des paroles dans une langue d'avant ma langue, d'avant l'homme et sa fille.
leurs voix montent et enflent dans la nuit sans jour et ma voix monte avec les leurs. les images défilent derrière mes yeux,
courent sur ma peau, le monde, la vie, des hivers et des hivers, des printemps et des étés ..une femme un homme puis
l'enfant que fut ma mère, la femme qu'elle a été, puis l'enfant que j'aie été. « Mais je ne suis plus cette enfant » leur dis-je.
et leurs voix montent encore, les chants enflent et gonflent mon coeur et je ris et je pleure car toutes mes enfances se lèvent
en moi et chantent dans le chant levé des tisserandes de mémoires. « Le linceul est prêt » disent-elles d'un seul souffle.
« Qui enterrons-nous ? » fait ma voix. toutes s'immobilisent et me regardent. soudain je comprends. je comprends pourquoi
leur visage est le mien, pourquoi leurs voix sont la mienne. mais qui.. « Aujoud'hui, nous enterrerons le corps de ton chagrin
et nous chanterons sur lui les cantos des anciens».












nous entourons le corps et le corps lève doucement dans l'espace. nos voix entonnent la litanie des heures et
nous savons que ce chant est celui d'un siècle. une mémoire nous rejoint venue d'un autre lieu et c'est par ses yeux
que je reconnais l'homme qui a été son compagnon, le père de ma mère. une autre mémoire nous rejoint encore
et c'est par elle, vue par les yeux de l'autre, que je me reconnais enfin. les voix montent et se superposent. tout résonne.
tout résonne et dans mon corps se détachent lentement les noeuds étouffants qui, à mon foie, à mon poumon,
à ma gorge et mon coeur, à mes mains, retiraient le sang et le sens, le flot et le vif, l'entendement.
au centre de nous, le corps doucement descend dans une sorte de sol à la fois dur et meuble, nous tendons nos mains
au-dessus en formant une étoile. alors le chant remplit tout de l'espace et de ce que nous sommes, et nos mains jointes
font se dresser la tige verte et frêle d'un amélenche. et je souris, parmi mes noms et mes visages recouvrés.

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