Mon aventure avec Finkielkraut

par Rémy @, mercredi 15 février 2017, 22:56 (il y a 2839 jours) @ Agabardine

Les étiquettes ne me gêneraient pas si elles revendiquaient original genuine Rémy inside, mais faire croire aux consommateurs qu'ils vont trouver du Finkie en m'achetant, il me semble que ce serait mensonger.



À ce point, je ne peux résister à la tentation de vous raconter de nouveau mon aventure avec Lui. Oui, avec Alain Finkielkraut en personne, alors hein, tenez-vous bien, ça va être croustillant.
Tout a commencé début septembre 1989. Il faisait beau. Je ne me souviens plus de l'heure qu'il était, peut-être dix, ou quatorze heures, enfin que personne ne m'en veuille si c'étaient neuf ou quinze. Je ne me souviens pas non plus du jour exact, mais on arriverait certainement à le retrouver en fouillant dans des archives si ça devait se révéler important. Ça se passait à Palaiseau, mais il est vraisemblable que les anciens emplois du temps de l'École Polytechnique soient archivés dans Paris, ce qui éviterait un long voyage pour aller les consulter. Toujours est-il que je revêtis mon grand U pour aller assister au premier d'une série de cours qui devait durer six mois et être couronnée d'une pâle, c'est-à-dire d'un devoir sur table - c'était le début de la scolarité, nous croyions encore aux ouï-dire prétendant qu'il fallait se bicorner pour aller aux conférences en Grand Amphi ; ensuite il apparut qu'on ne se bicornait que pour les pâles ; et bien vite on ne se bicorna plus du tout, et c'était très bien ainsi. De toute façon il fallait ôter son chapeau en entrant, sinon l'élève assis un rang derrière vous n'aurait rien vu, et quand même, Finkielkraut, il se murmurait que c'était Quelqu'un, et la Philosophie, une matière importante pour Nous qui étions Appelés à devenir Capitaines d'Industrie et tout le Tremblement, on nous avait doctement serinés le premier jour, mais enfin, ça ne veut pas dire que les rêves du général en sinécure qui dirigeait l'École fussent pour autant devenus les nôtres. Le cours s'intitulait "La Modernité". Il durait deux heures sans entracte, mais nous étions habitués à plancher quatre et six heures sur des subtilités de topologie analytique à faire pâlir Lagrange et Gauss, nous étions entraînés à maîtriser la logique mieux qu'un marathonien la course à pied, et nous abordions Finkielkraut tout confiants aussi bien dans notre capacité à fournir les efforts nécessaires pour découvrir sa Haute Pensée que dans la sienne de se mettre à notre niveau.

Je n'ai pas compris un traître mot.

Par contre j'ai très vite saisi que le taux de verbiage poudrauzieutesque sans rapport avec une quelconque réalité tendait uniformément vers l'infini, et que les divagations aussi oiseuses qu'absconses y atteignaient la densité d'R dans Q, les initiés me comprendront.
Nous sortîmes pensifs de ce premier cours. Une jeune fille dodue, mais encore un peu cruche, sauf son respect, tout en admettant qu'elle n'avait rien compris non plus, ce qui me rassura, se répandait en louanges et pâmoisons - qui peut savoir quel genre d'hommes plaisent aux jeunes polytechniciennes un peu dodues mais un peu cruches, et si Finkie en faisait partie ? Quelques semaines plus tard elle sortait avec un jeune polytechnicien de la promo, deux fois plus maigre qu'elle mais pas plus cruche qu'un autre ; ils ont dû finir par se marier et faire deux enfants sages et polytechniciens eux aussi, ce qui n'a rien de déshonorant.
Pour moi en tout cas l'aventure se termina là. Je ne revis jamais Finkie. Je ne remis pas les pieds à ses cours. J'eus 15/20 à la pâle pour avoir eu la sagesse de parcourir le polycopié et de le citer abondamment, l'habileté de savoir rédiger, et la maladresse de commettre un anachronisme qui eût pu révéler que je ne connaissais rien à ce sur quoi j'avais discouru, mais enfin, au fond du fond, la philosophie n'était pas non plus une matière si importante que ça à Polytechnique, où l'on insistait plutôt sur l'algèbre, l'analyse, la physique quantique, les probabilités, la chimie, la biologie, l'algorithmique, les deux langues étrangères et les six heures de sport, de sorte que les nègres qui corrigeaient les copies pour Finkie étaient briefés de ne pas sacquer.
Ce n'est que plusieurs dizaines d'années plus tard que j'appris par hasard que Finkie était célèbre à la télé - je n'ai pas la télé. Récemment j'ai fini par remarquer qu'il n'avait pas bonne presse parmi les bienpensants antiracistes. Je ne sais pas si je dois me sentir solidaire de Finkie parce que nous sommes mal vus des mêmes personnes, ou si je dois me réjouir que l'opinion des antiracistes converge vaguement avec la mienne en ce qui concerne Finkie. Qu'il soit dit en tout cas a) que je ne lui tiens pas rancune de ces deux heures perdues, ni d'avoir séduit momentanément par son Verbe la polytechnicienne la plus dodue et la plus cruche de ma promo ; b) que je n'ai pas l'intention de me renseigner plus avant sur ses œuvres, vu que ma vie se raccourcit de jour en jour et qu'il y a des quantités d'écrivains à découvrir, dont la plupart n'ont pas eu l'occasion, eux, de me laisser de mauvaises impressions ; c) que si vous trouviez des ressemblances entre ce que j'écris et ce que Finkie raconte à la télé, elles sont purement fortuites et je vous engage fermement à bien vérifier que vous avez compris ce que je disais - ne vous sentez pas obligés d'investir trop d'énergie à comprendre ce que Finkie dit : comme je n'y suis pas arrivé, je vous en fais volontiers grâce.

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