Métaphysique de comptoir

par ArthurRitrac, dimanche 24 mai 2020, 09:13 (il y a 1643 jours)

         Métaphysique de comptoir


         Quand j'entre dans ton bar, dire j'entre dans ton bar, je vais te le dire, c'est bête, c'est une bêtise, une fiction. Quand je le dis, je n'entre plus dans ton bar, ce n'est plus vrai.
         Certes je suis entré, cette fois-là, à l'instant tout à l'heure naguère jadis, dans ton bar.
         Mais après ça, après être entré dans ton bar, drôle de jeu que m'adresser à toi pour te le dire : à quoi bon ?
         Et certainement, il fut vrai à ce moment-ci que je suis entré dans ton bar.
        Et bien que là maintenant, ce soit plus le cas,
         Et bien que là maintenant, te dire j'entre, le dire comme ça brutalement au présent, ça fasse mauvais genre, genre inquiétante étrangeté,
         Il demeurera toujours – y compris jusqu'à la Nuit où le Néant l'eût emporté sur tout ce qu'il n'est pas, je veux dire l'eût emporté sur le reste, du moins à ce qu'on en peut imaginer – dans ce néant il demeurera
         que je suis entré dans ton bar.
         Mais je t'entends déjà dire que ça c'était juste vrai avant que je sois là devant toi
         Que c'était vrai avant j'y réfléchisse, avant que je t'en cause, avant que je sois ivre de cette pensée,
         Entre deux gorgées de 1664,
         Mais que c'est plus vrai là maintenant et c'est bien ce que je te dis, c'est bien ce que je m'échine à te dire,  
         Ce n'est plus vrai, mais que cela fut, cela demeure, hic  
          Ce qui n'est plus, le fut ; ce qui le fut, si peu qu'il fût, rien n'altèrera qu'il fût. Hic c'est implacable je te dis.
          Il est achroniquement vrai que ce qui fut, a été, que ce qui fut, fut présent. Tâche de bien, de le bien, de bien le, le de bien comprenbre. Car
         Il ne dépend pas, non mon bon monsieur, de ce qui n'est plus d'avoir été.  
         Oui pour sûr, il dépend comme le videur a expulsé ce trouble-fête de ton bar, que ce qui passe maintenant expulse le maintenant d'avant, lui-même virant son prédécesseur, et ainsi de suite, jusqu'au vertige,
        (si j'avais le temps j'irais ainsi à l'infini et j'éprouverai ainsi la seule ivresse qui soit)
        Mais le présent est à lui-même son trouble-fête, il se supporte si peu qu'il s'expulse sans cesse au dehors, ah mais vers quoi !
        Mais ça, pour sûr, toute la poésie du monde, même la plus altière, pourrait pas hic, pas même le plus sûrement du monde garder dans son fût ce qui fut, même pas la moindre part, sauf peut-être une vague idée, l'idée que ce qui fut possède un supplément, un secret de conservation
        Enfin ressers-moi un godet, une pinte, ce que tu veux, tu veux ?
         Avoir été c'est pour toujours avoir été.
         Quand je te dis j'entre dans ton bar, ce qui n'est plus est, tu sais maintenant qu'il y eut un présent à cette entrée.
         Tu me suis ? Tu vois bien que ce qui n'est plus là, parce que j'y pense, avait comme un droit à être encore, une capacité, une trace renouvelable.
         Et même ce que mon entrée avait c'était plus qu'une trace renouvelable, plus qu'une trace recyclable par la parole et par le corps, ce qui n'est plus là c'était déjà une idée, l'idée qu'il sera toujours vrai qu'il fut dans un maintenant mort-né.
         Ah, coquin, tu vas me dire qu'une idée c'est rien, rien que de l'irréel, je te vois venir !
        Mais une idée, mon salaud ah mon philistin ! une idée ça a son importance je t'assure,
         Une idée ça a une drôle de force, mon vieux, une drôle de force ! c'est latent ! ça génère, je te le dis ! si tu veux savoir,
        Entre nous, une idée c'est une incantation, enfin on peut sans cesse l'invoquer, une incantation possible, virtuelle, elle est latente. Alors
         Quand je te dis j'entre dans ton bar – oh suis-donc un peu ! – même si je ne peux plus que sortir maintenant – et même si tout ça se barre quand je cherche à me le figurer – quand je te dis ça mon vieux, figure-toi que ce qui n'est plus, parce que j'en ai l'idée, eh bien que ce qui n'est plus, ça demeure ! je l'incante, je la rote – tu vois comme la chose est simple et comme l'incantation est rondement menée –, hic,
         Et s'il dépend d'un pauvre verbe, pour que ce qui fut, dans une formule, demeure, ce n'est là rien qu'une occasion,
        C'est une grâce, si tu veux mon avis, mais ça n'importe pas qu'on en soit les graciés, cette grâce, elle dépend pas tout à fait de qui que ce soit
        Je dis pas que c'est grand chose mais enfin cette chose je dis qu'elle est imparable.
         Et j'ajoute, quand plus personne ne sera là, ni dans ton bar, ni dehors, ni ailleurs, ni nulle part tu vois, quand rien n'aurait plus de sens, quand personne ne serait là pour en toucher mot, quand entrer dans ce bar n'aurait plus aucun espace et plus de temps pour être fonction d'une entrée – d'une pensée – et quand entrer dans ce bar n'aurait plus de contemporain pour être conjugué à quelque personne du présent ; quand toute présence loquace, même ivre, aurait disparue depuis belle lurette, mon salop,
         Eh bien je te le donne en mille que le sens, lui-même,
         Celui que nous autres on donne sûrement en vain aux choses, même par utilité, je te le dis, mon vieux,
le sens aura été, et j'ajoute me dirigeant vers le comptoir de ton bar, vers ce godet de bière fade, il demeurera que, fut un temps, j'ai été.
         Et au-delà de ce qui t'entoure, plus réel encore que ça,  plus réel que ce qui t'entoure, mais en même temps intérieur : j'ai été.
         Ce qui passe laisse sa trace
         d'abord je sens que ça existe,
         je me souviens que ça a été,
         et je sais qu'il fut toujours vrai
         toujours vrai que ça a été,
         même si ça n'est plus rien maintenant et ça sera plus jamais comme c'était,
         comme une mousse, une écume de bière pas tout à fait tombée,
         qui aurait en elle, en puissance,
         l'entière réalité du fût de bière
         et de tout ce qui, par la chaîne infinie des causes complexes, la précédant, détermina son engendrement, hic ;
         enfin je veux dire
         lorsque elle disparaîtrait cette idée que cela fut,
         lorsque la possibilité que cette idée que je fus, moi, entré dans ton bar, fuiterait totalement,  
        que derrière elle, ne resterait qu'une ignorance absolue,
        – dis, tu m'écoutes ? – je l'affirme :
         sa vérité resterait intacte, comme la loi de la gravitation
         avant que l'individu-Newton ne l'exprime,
         cette loi justifiant le mouvement du contenu de la bière de mon voisin de bar vers mes jolies chaussures Hardrige
         mais gravitation ne justifiant pas mon humeur déplorable d'alors ;
         Cela fut – m'écoutes-tu ? j'ai bientôt fini et après avoir essuyé puis ciré mes chaussures, j'en écrirais un Traité, –
         J'entre dans ton bar
         Qu'il soit vrai que cela fut
         Et quand il n'y aurait plus rien, quequechose subsistera, même si rien n'y accèdera,
         mais enfin de ça on se fout pas mal,
         ce truc c'est rien qu'on puisse observer ni mesurer ni manipuler,
          et pourtant, ce truc mon vieux, je te le dis,
         Rien qui résiste plus au néant que lui et son indécrottable vérité :
         Quand rien ne serait plus, tout demeurera ayant été.
         Cette vérité, qui ne dépend de rien, sinon du fait qu'elle ne dépend pas du temps,
         Cette vérité pure de tout mouvement, intacte de corruption, sans gravité
         Eh bien elle
         Limite le hic Né–hic–ant qu'elle hic impossibilise.


        Demeurera par delà les âges que le barman fut, de bout en bout, perplexe, en la durée filante.

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