Improvisations

par casimir, lundi 08 juin 2015, 15:51 (il y a 3458 jours) @ Rémy

Thème: la gifle

-Tu ne m'auras pas cette fois ! criait la petite fille, tout en courant autour de la table.
Le père la poursuivait, conscient de son rôle, brûlant d'envie d'affirmer son autorité.
-La culpabilité est le fondement même de toute véritable civilisation ! hurle le père. Attends donc que je t'attrape et que je te donne une bonne leçon de métaphysique. Mais le doute me prend: faut-il gifler à froid ou à chaud ? De la paume du du revers de la main ?
-Je ne suis pas Jésus non plus ! répond la petite fille. Père, si tu me gifles, je rends. Si je me rends, tu me gifles.
-C'est sur, dit le père: la culpabilité est le fondement de toute civilisation véritable ! Souviens-toi de ce roi faisant amende pieds nus, le torse sanglant, devant son peuple.
Le père et la fille couraient toujours l'un après l'autre autour de la table.
-Père, m'aimes-tu ? demande la petite fille.
-Bien sur, c'est parce que je t'aime que je dois te gifler. Un père trouve son bonheur à voir sa fille se conduire avec honneur. C'est pour cela que je dois te gifler. Et puis le châtiment est bien doux par rapport aux sévices que les anciens administraient à leur descendance rebelle. Autre temps autre mœurs mais voilà que devant les siècles accomplis le père pourchassera toujours l'enfant canaille et la mère attendrie viendra le consoler comme une belle madone dans une église lumineuse porte son nouveau-né ! C'est ainsi que le monde tient en équilibre.
-Cet équilibre est faux ! répond l'enfant: quelle peine à donner à quelle faute ? Regarde donc de quelle façon arbitraire tu te comportes ! Père, tu commets une injustice. Après l'assouvissement de ta colère, ne seras-tu pas ému par mes larmes ? Quand, comme un agneau retrouvé, je reviendrais me blottir dans tes bras ? La petite fille tombe à genoux.
-Voilà, fille, dit le père, que tu parles juste et sans ruse. Je me repends, je sens le pardon me monter dans l'âme et le désir de te battre s'estompe. Viens à moi.
Le père et la fille se tombent dans les bras.

*

Thème: la cour de récréation


-Qu'est ce qui tombe du ciel ? demande le petit Cédric.
-Des diamants ! répond le pion. Ces diamants n'étaient en vérité que du gravier que les enfants du deuxième étage jetaient dans la cour, mais l'occasion était trop belle pour le pion de faire vivre aux mômes une expérience poétique. Bientôt une petit troupe d'enfants en bas-âge entouraient le pion. Ils se mirent à pointer le ciel tout en criant : "Des diamants, plus de diamants !" Et ils s'abaissaient, récoltaient le gravier avec leurs petites mains, criaient de bonheur et une sympathique ambiance anarchisante flottait dans la cour. Bientôt les institutrices et la directrice, alertées par le raffut, firent leur entrée dans la scène. "Qu'est ce que c'est que ce bazar ?" demanda la directrice. Le pion ne sut que répondre, la situation lui échappait, il ne savait maîtriser l'enthousiasme et l'excitation débordante des élèves. Il ne lui restait plus que deux jours de contrat alors il annonça à la directrice:
"-Des diamants, madame, ce sont des diamants qui tombent du ciel. Cela n'arrive qu'une fois l'an mais on raconte que ceux-ci redeviennent poussière si ce ne sont des mains d'enfants qui les ramassent!"
-Vous avez encore trop bu pion. Ivre devant des enfants ! Quelle honte !
-C'est le monde qui me rend ivre madame. Boire ne fait que rétablir un équilibre."
Dans la hiérarchie des rapports humains l'autorité de la directrice est supérieure à celle du pion, si bien que les enfants s’arrêtèrent et regardaient penauds le conflit éclater dans la cour de récréation. La tension montait. Puis brusquement du ciel nuageux la pluie se mit à tomber. Ce n'était pas de simples gouttes mais de véritables diamants qui se mirent à scintiller sur le sol. Les enfants crièrent d'une seule voix et commencèrent leur récolte, mettant les précieux cailloux dans leurs poches. Les institutrices et la directrice tentèrent également de ramasser les diamants mais il fondaient dans leurs mains en prenant l'aspect du sable.
Le pion éclata de rire avant de sortir une fiole de whisky et d'en ingérer deux ou trois gorgées. Il plut de plus en plus fort et de façon si intense qu'on ne percevait plus rien à deux mètres. Le pion s'effaça avec la pluie et après la fin de ce déluge on ne retrouva comme seul preuve de son existence qu'une seule fiole de whisky vide.


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Thème : "Quelle perle"

Cette histoire s'est déroulée il y a déjà bien longtemps. Dans un petit village sur la rive de l'Inde vivait Pandji, fils de pêcheur. Pendant son temps libre il s'installait au haut d'une falaise et, le regard perdu vers on ne sait quelle immensité, de cet immensité dont Isidore Ducasse parle lorsqu'il affirme que le coeur de l'homme connaîtra des choses plus profondes encore que le plus profond des océans. Un jour que Pandji pratiquait cette méditation il vit un éclat au loin mais un éclat qui n'était pas un reflet du soleil sur les flots. Cet éclat se rapprochait de lui à toute vitesse puis s'arrêta juste en dessous de la falaise. Mu par un sentiment étrange, inexprimable, il plongea de la falaise. Une fois dans l'eau il récupéra ce qui semblait être une perle. Il revint sur le rivage tenant dans son poing le bijou de nacre. Il se mit alors à l'examiner. Ce n'étais pas une perle ordinaire, elle dégageait quelque chose, à la manière des statues représentants des divinités présentes dans le temple de son village. Il cacha la perle plusieurs jours puis plusieurs semaines puis plusieurs mois puis plusieurs années, n'en parlant jamais à personne. Durant ces jours, ces semaines, ces mois, ces années il semblait que tout lui réussissait si bien qu'il devint un jour le roi le plus puissant que l'Inde ait connu. Il estimait que sa prospérité croissante était un reflet de la perle. Pendant ces jours, ces semaines, ces années, la perle perdait de son ivoire et le jour de la mort de Pandji elle ne ressemblait plus qu'à un vulgaire morceau de charbon. Avant l'expiration de son dernier souffle Pandji confia l'objet à son fils, héritier du trône. Une fois dans la paume du prince le talisman retrouva sa blancheur éclatante. On raconte que depuis le sacrement d'un roi ne se fait plus sans le passage de la perle du père au fils, que la destinée des hommes est toujours soumise aux mains des dieux et aux présents qu'ils accordent aux hommes, ces signes qui témoignent d'une élection supérieure.

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Thème : "C'est inespéré"

Les mains dans les poches il approchait de la rue *, le rythme des battements de son coeur allait en accélérant. Serait-elle là ou non ? De quoi lui parler ? Comment lui confier son amour ? Sera-t-il rejeté ? Finalement il se retrouva devant l'immeuble et alluma une cigarette. Ses mains moites tremblaient légèrement. Il se mit alors à penser à la publicité Lacoste qu'il avait vu à la télévision dernièrement. Cette publicité montrait un homme s'apprêtant à embrasser une femme, comme si il sautait d'un immeuble à un autre. Il s'étonna qu'une publicité put être aussi juste, qu'elle dépassa autant le fait un vendre un produit pour parler simplement d'amour. Puis un souvenir de lecture lui vint, un passage du Hagakure interprété par Mishima. Ce passage affirmait que l'amour devait rester muet, le véritable samouraï devant mourir sans exprimer son désir. La noblesse du sentiment devenait alors totale et la vie prenait une ampleur tragique qui correspondait bien à son esprit romanesque. Ou alors peut-être cherchait-il un moyen de se défendre face à une passion qu'il ne pouvait pas contrôler. "Elle est bête tout de même, et puis l'amour c'est l'infini à la portée des caniches. Elle est bête, bête. Qu'est ce que je fais ?". Il jeta sa cigarette sur le sol et l'écrasa du pied. Il entra dans l'immeuble et sonna au nom d'*. Il attendit une dizaine de secondes, le temps semblait très long, une réponse qui ne vint pas. C'était inespéré. Il ressentit alors un grand soulagement et marcha au hasard dans le quartier. C'était inespéré, il avait échappé au ridicule, c'est à dire à un rejet ou à un amour accepté, tout aussi humiliant.

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Thème : "Chez soi"

Casimir ne trouvait pas le sommeil. Il avait beau se tourner dans tous les sens sur son lit, la chaleur écrasante empêchait tout repos. Il se leva pour aller chercher un verre d'eau dans la cuisine, passa devant le miroir du couloir mais un phénomène étrange fit que Casimir ne dégageait plus aucun reflet. Il semblait invisible et d'un coup il perdit toute familiarité avec son appartement, son chez lui. Voilà, il n'était plus chez lui. Il était chez quelqu'un d'autre, un propriétaire absent. Casimir, féru d'ésotérisme, compris que le miroir du couloir, banal accessoire de décoration, pouvait le faire voyager d'appartements en appartements. Il suffisait de se placer devant le miroir, attendre que son reflet disparaisse, pour voyager à travers l'espace. Casimir embrassa alors la carrière de voleur, de cambrioleur. Il se rendait les logis de grands bourgeois et subtilisait des esquisses de Picasso, des vases de Chine, des bijoux de grande valeur, des œufs Fabergé. Il gardait tout cela chez lui sans désir de les revendre. Il comptait faire de chez lui une caverne d'Ali Baba, construire une ambiance raffinée, un repaire de dandy. Il essayait de bâtir un environnement qui collerait à son âme délicate nouvelle et anciennement désargentée, cherchant dans l'objet son inutilité la plus pure. Tous ces objets, ce décorum, étaient comme des extensions de son esprit, rappelant des histoires, incitants à une rêverie profonde, où fumant un narguilé volé à un prince saoudien, il se livrait dans des volutes de fumée bleutées. Un jour qu'il tentait de se téléporter de nouveau grâce à son miroir, celui-ci tomba et se brisa sur le sol. Tout ce qu'il avait volé retrouva sa place chez les propriétaires respectifs. L'appartement paradisiaque retrouve son austérité. Avec tous ces objets disparus les pensées de Casimir perdirent de leur poésie et de leur force, jusqu'à ce qu'il redevint un petit-bourgeois avec des aspirations moyennes, un mobilier moyen, pris dans un léger abrutissement.

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