comment se situe-t-on par rapport au romantisme (pardon pour la longueur de la réponse)

par Vagabond vagabondant, lundi 20 juin 2016, 16:47 (il y a 2868 jours) @ Claire

oui, je suis d'accord.

la distinction que tu avances est extrêmement intéressante. je suis tenté d'aller plus loin, peut-être par excès de généralisation, en avançant qu'il est difficilement souhaitable qu'un poète se sépare de cette position "romantique". il me semble consubstantiel à la poésie - à l'art et à toute activité spirituelle - de prêter une attention très vive à ce qui, dans la vie quotidienne, est susceptible de transfiguration. certaines situations très banales nous émeuvent d'une façon particulière. quelque chose en nous d'extérieur à l'émotion est frappé, étonné, ravi par celle-ci. il naît un désir de communiquer ce caractère frappant de notre émotion aux autres. nous espérons éveiller en eux cette espèce de voix, elle-même supérieure aux émotions et aux intuitions (incompréhensibles et floues en elles-mêmes, puisque trop intérieures et singulières).

il s'avère qu'à mon sens, et de manière assez banale je dois en convenir, je ressens d'une manière assez débordante le tragique des événements et des incidents. je perçois mal la plénitude du présent, je perçois des mouvements, des fuites, des disparitions, de l'irrévocable. paradoxalement, ces choses reviennent sans arrêt sous forme de souvenirs déformés affectivement, dans des situations qui varient sans cesse. je crois que c'est là que naît le besoin d'extérioriser. mais ce n'est pas seulement un besoin d'extérioriser. c'est un besoin d'extérioriser de manière intelligible. or, compte tenu de la nature singulière de ces expériences, un discours purement philosophique, qui procède par rationalisation, par concepts clairs et clairement universels, demeure insatisfaisant. ne respecte pas totalement le désir d'envelopper singulièrement un état ou une activité singulière.


voilà pour la posture. je la crois romantique, même si les penseurs et poètes romantiques du XIXème ne s'exprimaient pas en ces termes. sur ce point, le symbolisme reste assez proche du romantisme, même s'il rompt (plus ou moins) l'expression du sentiment, et même s'il met plus en avant l'expression d'Idées occultes et inaccessibles aux sens...

il y a une autre posture, je crois antithétique au romantisme, qui me paraît aussi extrêmement pertinente. beaucoup plus formelle. beaucoup plus consciente du matériau d'expression qu'est le langage : on en voit la pleine expression à partir de Mallarmé (en poésie), du Nouveau roman, et de tout ce qui a élevé au pinacle l'autonomie absolue des formes d'art sur ce qu'elles sont censées représenter. la posture devient entièrement formaliste. la forme est sentiment esthétique. les objets représentés deviennent un prétexte au libre jeu des formes, des styles, des expérimentations : l'art, qu'il vise à produire de beaux objets comme des objets choquants, horrifiants ou effarants, doit être inutile. bref, toutes ces choses, tu les sais. inutile d'être trop sentencieux à leur égard...

cela pour dire : je la trouve intéressante, cette posture, parce qu'elle remet les pendules à l'heure : si l'art n'était qu'affaire de position, de rapport substantiel au monde, alors il serait bien inutile : l'art dit engagé devrait trouver une forme mieux adaptée à ses fins : tracts militants, propagande, discours politiques. l'artiste religieux ferait mieux de se faire herméneute officiel des prophètes de sa religion, le pleureur romantique ferait mieux de pleurer un bon coup au lieu de se moucher dans ses poèmes, etc. un rapport substantiel au monde, au fond, a-t-il vraiment besoin de trouver une forme poétique ? n'y-a-t-il pas des moyens plus efficaces, plus productifs, plus approprié à son expression et, éventuellement, à sa résolution ? d'ailleurs, le poète n'est-il pas le premier à connaître tous les petits mensonges, toutes les petites trahisons que bon gré mal gré le langage lui fait commettre vis-à-vis du réel ? l'intérêt n'est-il donc pas, justement, de prendre conscience de ces trahisons que son matériau lui force à faire, et de les mettre en avant comme telles ? n'est-ce pas à la vérité de l'artifice langagier qu'il doit se soumettre entièrement, et n'est-ce pas là qu'apparaît le secret de la transfiguration ?

à partir du moment où irrésistiblement l'on répond "non" à cette question, on ne doit pas oublier de prendre au sérieux la question du matériau. en l'occurence, poésie : cette forme langagière... donc entreprendre une réflexion sur ce qu'est une image "de forme langagière", sur les limites du "mimétisme" du langage par rapport aux contenus exprimés, sur ce qu'est la transfiguration poétique, sur le rapport entre émotions, intuition, sentiment du tragique et sentiment esthétique. etc. de là, sans doute naissent nos considérations sur "les formes romantiques" qui étaient (contre)adaptées au contexte artistique, politique et idéologique de l'époque, les "formes symbolistes" qui nous paraissent maintenant vieillottes et démodées, les "formes surréalistes" qui tantôt nous fascinent (par les possibilités qu'elles libèrent) et tantôt nous ennuient (par leur vacuité, leur mécanique automatique et le ridicule que peuvent susciter ses premiers Papes). bref, nous avons la tâche immensément lourde de conquérir, de créer une forme qui à la fois exprime le mieux la singularité de ce que nous avons à exprimer et à la fois la communique de la plus universelle et la plus intelligible des façons...

comme tu le dis, il ne faut pas oublier la singularité du présent, qui sans doute ne peut être saisie que lorsque nous saisissons au préalable le général du contemporain... mais si ce contemporain nous paraît dénaturé ? mécanisé à l'extrême ? s'il nous est un monstre froid, impassible, composé de masses énormes, d'ombres insignifiantes ? de souffrances muettes et anonymes ? de cris étouffés sous des formules polies ? de meurtres uniformes ? si toute la violence de l'histoire et du monde se résume dans le contemporain à un simple hochement de tête ambigu ? et si le contemporain n'existait plus ? ce sont des questions qui peuvent paraître naïves ou de mauvaises foi. pourtant, dans les temps où nous vivons, elles me semblent vraiment pertinentes. j'ai le sentiment étrange que nous sommes, en Occident, à une époque de dislocation artistique. peut-être à la fin des temps (ce n'est ni négatif, ni positif). aujourd'hui, nous pouvons démocratiquement écrire et produire ce que l'on veut. écrire des tragédies en alexandrin sur les attentats du 11 septembre. chanter les aventures d'Ulysse sous forme de poèmes dada. revendiquer la beauté de toutes choses en élevant un plug anal géant pour les fêtes de Noël. l'ironie universelle l'accueillera en son sein ambigu. laissera les uns s'indigner, les autres s'ennuyer, et encore d'autres s'en amuser.

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