exercice pour Rémy

par Rémy @, jeudi 04 février 2016, 14:25 (il y a 3217 jours) @ zeio

La difficulté du français n'est pas l'orthographe mais la grammaire, essentiellement les innombrables terminaisons et consonnes finales qu'on n'entend au mieux qu'en cas de liaison. Ôter trois accents circonflexes et remplacer deux ph par des f n'y changera rien du tout.

Le français est né sous l'Ancien Régime en tant que langue de la cour, faite exprès pour se distinguer des langues du peuple. C'est pour ça qu'il cultive des tas de références au latin et au grec, notamment dans la manière de former des mots dérivés (comme le s latin qui réapparaît quand on dérive "hospitalier" d'"hôpital"). Jusqu'au XIXe siècle, il n'y avait pas d'orthographe, c'est-à-dire qu'on pouvait écrire le même mot de deux manières différentes dans le même texte : l'important étant de se faire comprendre du destinataire de l'écrit, et, à la cour, de rivaliser de culture, par exemple en laissant voir dans l'orthographe des étymologies inventées ("reconstruites" par "hypercorrection" sont les mots qu'utilisent les linguistes pour désigner ce phénomène). Ce n'est qu'au XIXe siècle avec Jules Ferry que le gouvernement central a décidé d'éradiquer les langues régionales, et pour ça, de rendre l'école obligatoire, et pour ça, de recruter des dizaines de milliers d'instituteurs. C'est pour leur faciliter le travail d'uniformisation de la lanque qu'est née l'idée d'une seule manière d'écrire, orthographe + grammaire - appliquée à la langue inventée par la cour pour faire assaut de culture et de références aux langues anciennes...

Comme tout changement opéré par l'éducation, cette uniformisation a pris deux ou trois générations : le monolinguisme en langue régionale n'a disparu qu'avec la deuxième guerre mondiale. L'ensemble de la population s'est mise à communiquer en français, mais il ne faut pas croire que tous maîtrisaient la langue écrite : moins de 30% des élèves obtenaient le certificat d'études, qui certifiait cette compétence. La plupart des gens savaient lire, mais n'auraient pas été capables d'écrire "correctement", c'est-à-dire en ajoutant les innombrables lettres non prononcées inventées par la cour cent ans plus tôt justement dans le but de se séparer du peuple. L'idée que tout le monde devait savoir écrire ne date que de la massification de l'enseignement, dans les années 1970. On a alors recentré sur le texte-sur-papier les contenus enseignés à l'école obligatoire, et éliminé de l'Éducation Nationale tous les savoir-faire directement utiles à la population (en 1960 l'ÉN enseignait la couture et l'économie domestique, par exemple).

Par étonnant un tour de passe-passe, l'ensemble de la population en est venue à croire que ce qui était Indispensable à Tous, c'était ce que les bons bourgeois de 1960 faisaient apprendre à leurs filles : la grammaire du français chic, la littérature du XIXe siècle, la géopolitique historique, une langue étrangère, un peu de latin, du sport olympique (pour que la France gagne des médailles dans les compétitions internationales), les mathématiques des anciens Grecs. Tant que l'économie bien répartie des Trente Glorieuses a permis de croire que tout le monde pourrait devenir un bon bourgeois ("l'ascenseur social"), ce programme a fonctionné, et l'alphabétisation de la population a augmenté malgré la complexité délirante de la grammaire qu'on imposait à tous à l'école. Depuis les années 1980 et l'arrivée à maturité du capitalisme en Europe, le mouvement s'est inversé, et l'analphabétisme augmente, de même que la proportion de la population qui ne connaît pas les savoirs bourgeois de 1960 (par exemple les romans du XIXe siècle, dits "LA CULTURE") malgré tout le temps qu'elle a passé dessus à l'école.

Entre-temps, non seulement les conditions économiques font qu'on commence petit à petit à se rendre compte à quel point il était naïf de croire qu'on transformerait tout le monde en bourgeois en obligeant tout le monde à connaître ce que les bourgeois d'une certaine époque trouvaient bon, mais en plus, la langue française, pratiquée à l'oral par toute la population, comme toutes les langues vivantes, a évolué. Sa grammaire n'est plus du tout celle du français écrit du XIXe siècle, par exemple, le ne de négation a disparu, nous a été remplacé par on, les sons in et un ne sont plus différenciés que dans une petite partie du pays, etc.. L'écrit scolaire n'a pas suivi cette évolution, si bien que les enfants de France tentent d'apprendre à écrire une autre langue que celle qu'ils parlent pour maîtriser une autre culture que celle dans laquelle ils vivent. Ça craque de partout, évidemment, avec des conséquences sociales dramatiques - c'est ce que révèlent les études PISA et celles qui montrent que l'école française renforce les inégalités.

Donc non, il ne faut pas adapter les cerveaux à l'orthographe. Il faut au contraire remettre le texte-sur-papier à sa juste place (petite) dans les contenus enseignés par l'école obligatoire, pour libérer du temps pour enseigner des compétences directement utiles à la population : connaissance du fonctionnement du pays et de ses lois, expression orale et corporelle, audiovisuel, sport-santé et cuisine-santé.

Ensuite de quoi, un jour lointain, sera promulgué un nouvel édit de Villers-Cotterêts, qui alignera la manière officielle de communiquer sur ce que pratique réellement la population. Si on juge à ce moment-là que l'écrit doit encore faire partie de cette manière officielle de communiquer, il est vraisemblable qu'on utilise la langue écrite que pratiquera la population, c'est-à-dire une graphie SMS sans orthographe fixe, l'essentiel étant de se faire comprendre par le destinataire de l'écrit.

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