soyons précis!..

par Rémy @, mardi 09 juin 2015, 23:43 (il y a 3457 jours) @ Claire

La place sociale des personnages de peinture a fait l'objet de tout un tas d'études.

Au Moyen-Âge, les gens du peuple font partie du décor, par exemple les soldats dans une scène de bataille ou le laboureur et les glaneuses dans une représentation des saisons. On ne les représente que quand ils sont strictement nécessaires à la compréhension de la scène, ce sont des figurants ou des accessoires, pas des personnages. Et ils représentent souvent la vulgarité, par exemple, dans les Très Riches Heures, l'hiver, les paysans se chauffent les parties, jambes écartées face à la cheminée (et face au spectateur).
C'est une des nouveautés de l'art de la Renaissance hollandaise et une des audaces de Brueghel que de faire cesser cette "symbiose" dans certaines œuvres, et de montrer les gens du peuple en tant que personnages, par exemple en peignant des scènes de noce. Les paysans personnifient toujours la vulgarité, ils sont gloutons, ivrognes, libidineux et paresseux. C'est la naissance du protestantisme, avec un regain de rigueur moralisante, qui pousse les peintres à raffoler de scènes de péché, de jugement dernier, etc., où ils ont besoin de représenter les pécheurs, et donc bien souvent des gens du peuple ou du bas clergé, qui n'apparaîtraient pas dans des tableaux catholiques - dans le catholicisme du Moyen-Âge, on trouvait ces figures-là dans les sculptures des portails d'église, mais toujours petites et en foule, pas comme personnages principaux. Les individualités sont évidemment gommées dans ces œuvres-là, et caricaturées : il s'agit de moraliser à la cantonade, pas de risquer de se faire rouer vif. Chez Brueghel on voit même apparaître des aveugles, des estropiés, etc. - c'est une innovation radicale. Toujours à cause du protestantisme se manifeste le besoin de faire voir dieu-parmi-nous : les scènes bibliques se déroulent dans un village des Pays-Bas (et à l'occasion aussi, dans l'actualité politique des guerres de religion et de leurs atrocités), et veulent être intégrées au quotidien, d'où l'apparition sur les tableaux de personnages des basses classes sociales, "en symbiose" dans la tradition du Moyen-Âge, dans leur rôle de figurants, peu mis en avant, mais pas caricaturés. Le même protestantisme pousse aussi les peintres à vouloir représenter la réalité telle qu'elle est, sans enjolivements, pour faire preuve de sincérité. C'est encore un facteur qui favorise l'apparition du peuple dans les tableaux, et de son environnement normal, villages, chaumières, etc., et l'individualité des personnages secondaires dans les scènes de foules, où le peintre se glisse volontiers lui-même, et ses copains, si la perspective lui en fait dessiner de pas trop petits.
La même recherche de réalisme se manifeste dans les portraits ; le genre a toujours existé, en peinture et en sculpture, seulement, au Moyen-Âge, très peu de gens étaient suffisamment riches pour se faire tirer le portrait, et tant qu'à engager une dépense pareille, on tâchait d'en profiter pour faire sa pube, et donc de placer le tableau bien en vue dans une église, et là, le curé réclamait sa part du gâteau, pardon : mettait le holà au péché d'orgueil, en exigeant que le portraitisé n'apparaisse qu'en adoration de quelque chose de biblique, et pas tout seul au milieu. À la Renaissance se forme une bourgeoisie qui se paie des portraits pour sa salle de séjour, et réalistes, s'il vous plaît. L'individualité existe bel et bien, avec tout ce qu'il faut de psychologie pour que les portraits soient à la fois ressemblants et flatteurs, seulement bien sûr, on ne portraitise que ceux qui peuvent payer. Ce n'est pas qu'on était plus modeste à l'époque, mais les inégalités étaient extrêmement dures, la grande majorité des gens n'avaient pas le choix.
Bref, la Renaissance est le moment où apparaissent timidement les premières peintures où les personnages populaires ne soient PAS "en symbiose"... Quand ce sont des personnages principaux, ils y tiennent des rôles négatifs. Parallèlement, les situations de paysans "en symbiose" et les situations de riches "hors symbiose" continuent, mutatis mutandis, comme au Moyen-Âge. Finalement, le plus remarquable là-dedans, c'est l'apparition de véritables individus dans les représentations de foules ! Olivier découvre chez Brueghel un truc ancien dont Brueghel est le premier à se détacher, comme si on découvrait le réalisme en regardant les trois Picassos qui le sont encore... C'est justifié, évidemment, l'arrivée d'autre chose fait voir ce qu'il y avait jusque là, mais enfin, ce serait quand même bien de s'en rendre compte, que c'était déjà là...


Je ne connais pas assez la peinture des époques suivantes pour dire ce que tout ça devient. Il me semble que les inégalités s'accroissent avec la concentration des pouvoirs jusqu'à l'absolutisme, que le goût du naturel cède la place aux jardins à la française, et donc que le peuple disparaît presque complètement de la peinture. Il y réapparaît au XIXe siècle, dans les scènes de guinguettes ou les représentations d'artisans des impressionnistes, mais je ne saurais pas dire quelles motivations ça a. Je crois que c'est tout bêtement une lassitude des enjolivures et un regain de goût pour le réalisme. Et au XXe siècle, la photo, puis sa démocratisation, changent tout.

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