Flaubert chez les Bretons - nos amis les bêtes

par Essim, vendredi 04 novembre 2016, 17:24 (il y a 2942 jours)

"Croisé deux marins Bretons sur la grève de Port Navalo : faciès stupéfiés de dégénérés, regards délavés par l’abus de l’eau-de-vie; ils regardent la mer comme les vaches regardent passer le train de Quimper. Je tente d‘engager la conversation, ne tire d’eux que d’inconsistants borborygmes. Au moment de nous croiser, deux créatures approximativement femelles, coiffées d’un long tuyau disgracieux probablement chargé de compenser leur nanisme congénital, se signent, puis s’engouffrent dans un édicule bas sur pattes qui doit être une chapelle. Un vent soulève des odeurs de varech, de bouses, de hardes mal lavées. Un effarement m'envahit. Dans quel trou d'ivrognerie et de superstition sommes-nous tombés ?"


"C'est la fête à Locminé. Laissant Maxime qui a préféré croquer des paysannes au lavoir, je me mêle à la foule des endimanchés. Au coin d' une pâture sommairement désherbée et débarrassée de ses bouses, on a installé une estrade de bois pour les danseurs. La danse consiste à se remuer et à se secouer en rond en se tenant le petit doigt. Sur le contretemps, tout le monde saute et retombe sur le plancher dans une grand bruit de sabots. Les puces et les poux tombent des habits sur les lattes du plancher et, de là, dans l'herbe. Cette sorte de gymnastique hygiénique offre d'ordinaire aux couples l'occasion de se former, en vue des appariements qui ont lieu dans ces contrées à la période des moissons. Ainsi, malgré son caractère lascif, est-elle tolérée par le clergé.

Les sauts des danseurs donnent le rythme au musico qui s'époumone dans une cornemuse de fabrication locale qu'on appelle ici biniou et dont le son m'a paru aussi harmonieux que celui du chant du canard à la saison des amours. Assis sur un tabouret à traire, l'homme puise des forces dans la consommation de force godets d'une mauvaise imitation locale de calvados. La danse prend fin d'ordinaire quand toutes les puces sont tombées. Cela ne se produit pas avant la nuit close, d'où le nom de fest-noz donné à ces réjouissances (d'autres prétendent que ce nom vient de l'habitude qu'ont les danseurs de se curer le nez entre les danses).

Comme je sortais à la nuit tombée, de l'enclos où continuait de mugir le biniou, je passai le long d'un fossé sur le revers duquel trois lurons fourgonnaient avec une ardeur et une décision toutes primitives trois paysannes en bonnets, les cottes remontées bien au-dessus des genoux. Dommage que Du Camp ne m'ait pas accompagné : il y avait là matière à un croquis pittoresque. "


"Dimanche à Dinan. Jour de première communion. Trognes rondes rosâtres rasées, porcines, des gamins engoncés dans leurs habits de velours noir; fillettes déjà formées suant ferme sous leurs amas de dentelles. Enfants de choeur ahuris emboîtant le pas du curé doré sur tranche. Déjeuner à "l'Albatros dolent", auberge recommandée par le Joanne comme la meilleure de l'endroit. Nourriture exécrable; le cidre est une infâme piquette; on nous sert au café des morceaux d'un gâteau local au beurre ranci appelé "far"; je manque y laisser une dent sur un pruneau encore muni de son noyau. Sous le couvercle d'un ciel bas plombé d'orage, on nettoie le foirail à grand renfort de baquets d'eau. Il règne une chaleur étouffante. Odeurs pestilentielles. Maxime et moi descendons une rue pentue bordée de vague boutiques. Derrière des vitrages crasseux, nous devinons des faces racornies, ridées, tavelées comme des rainettes de l'automne précédent : les a-t-on retirées de leurs claies pour leur faire prendre le jour gris, éviter qu'elles ne pourrissent avant octobre? On nous observe sans aménité. Au bas de la descente, au-delà d' un quai désert, stagne une étendue d' eau brune et morne, sorte de Cocyte armoricain. C'est là que les Narcisses locaux, épouvantés de leur laideur, doivent venir se noyer rituellement à la Saint-Jean d'été. Nous en demandons le nom à une passante embéguinée et sabotée. "Tiens, c'est la Rance, pardi !" nous répond-elle sur le ton rogue qu'affectent les femmes du pays quand un étranger leur adresse la parole. La Rance : quel nom bien choisi pour ce flot paresseux et sale ! "

http://lesorogeneseserogenesdeugene.blogspot.fr/2012/07/flaubert-et-les-bretons.html

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