les trois remarques et la suite.

par konsstrukt @, jeudi 17 juillet 2014, 23:36 (il y a 3565 jours) @ zeio

justement, je me rends compte que les écrivains qui comptent pour moi sont à la fois de grands raconteurs d'histoire (et je ne parle pas de la richesse de leur matériau, mais bien de la subtilité ou de la puissance de leur technique narrative, on peut tirer des histoires magnifiques à partir de trois fois rien, cf. hemingway ou hammet, et aussi d'ailleurs des histoires magnifiques à partir de pelotes très embrouillées, cf. dostoïevski, que j'aime en égale mesure, et ces trois-là, pour moi, sont l'antithèse de cet écrivain à la français, qui galope de céline à djian, et pour qui la narration est une chose morte, et à chaque fois je repense à cette fameuse citation de céline disant que si on veut des histoires il y en a plein les journaux et que je trouve, pardon, franchement idiote), et de grands anti-stylistes. céline, par exemple, me tombe des mains, tout le nouveau roman n'en parlons pas.

j'avais écrit un texte pour présenter aux lecteurs la place du mort ; je le poste à la suite de cette réponse parce que, quoiqu'en grande partie hors-sujet, il précise un peu ma pensée sur la question du style.

quant à la question de la narration, elle est double, pour moi. un grand roman (ou, tout simplement, un bon roman) doit fonctionner sur deux couches : la première sera la narration, c'est à dire, superficiellement, le prétexte, l'histoire que l'auteur se propose de nous raconter. mettons, une chasse à la baleine. et la deuxième couche, ce sera ce dont parle réellement le livre. mais sans la première, la seconde ne peut pas exister. et sans ces deux-là, le travail d'écriture (que je considère comme complètement à l'opposé du STYLE, cf. mon texte) est stérile. d'où mon tel amour du roman noir, qui propose à la fois une narration vivante, réaliste, sociologique, soucieuse de distraire le lecteur et de l'embarquer dans des péripéties qui le tiennent en haleine, et des histoires profondes, riches, et dont les thématiques politiques, éthiques ou métaphysiques sont parfois inépuisables. mais bref, c'était pas la question, quoique.

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voilà donc le texte en question (c'est surtout l'avant-dernier paragraphe qui se rapporte à ce que tu dis, zeio, mais il me semble que le reste n'est pas totalement inutile)


CONTRE LE STYLE ET CONTRE LES STYLISTES, CONTRE LA DISTRACTION ET POUR LA JUSTESSE, POUR LE PANACHE EN TOUTES CHOSES, quelques phrases pour expliquer les raisons qui me poussent à écrire un roman comme La place du mort, dans lequel une héroïne qu'on pourrait qualifier d'idiote et de cinglée, ce que je ne fais pas, moi, explose en plein vol et dans une grande violence alors que tout ce qu'elle cherchait, à travers une débauche de sexe, c'était à s'arracher à la lourdeur contemporaine ; et quelques phrases aussi pour expliquer les raisons qui me poussent à écrire en général, c'est à dire pourquoi j'écris, et contre quoi.

Je voulais donner la parole à une qu'on croit folle et qu'à la fin on se demande qui est fou et qui ne l'est pas, et si au bout du compte devenir fou n'est pas la seule stratégie moralement acceptable dans un monde pareil ; je voulais donner la parole à une qu'on juge folle, parce qu'être folle dans la société contemporaine c'est apporter une solution désespérée à un problème sans solution, à savoir l'oppression des femmes, qui est la mise en abyme de l'oppression de tous.

Je voulais parler aux femmes dont la vie part en couilles, et aussi à quelques hommes qui y sont sensibles et doivent faire face à leurs désirs, leurs lâchetés, leurs frustrations, leurs insuffisances, et le meilleur moyen de leur parler était de mettre en scène Blandine, qui a une vision du monde très noire, très libre, très féministe, ou plutôt dont les revendications sont au féminisme ce qu'Action Directe est au Marxisme, et je voulais que ces femmes-là, et aussi quelques hommes, adhèrent à ce roman et aiment ce personnage comme une des leurs, une qui aurait encore plus mal tourné qu'elles, une qui aurait vu encore plus loin et encore plus noir, et je sais que certaines l'ont aimée, Blandine, et j'espère que vous l'aimerez aussi, jusque dans ses actions les plus cinglées et les plus violentes.

Je voulais énormément de sexe et énormément de violence, et je le voulais à travers un point de vue féminin, parce qu'il m'importait de continuer, par d'autres moyens, le dialogue entamé par Baise-moi et par King-Kong théorie de Despentes ; je voulais développer une manière de penser qui soit nihiliste, instinctive, romantique, individualiste, dépolitisée et sans réflexion, pour l'opposer au monde, que je trouve nihiliste, rationnel, froid, totalitariste, politisé et intelligent ; je voulais rappeler que l'existence, dans ce monde, est une lutte permanente entre des aspirations individuelles (fussent-elles violentes, criminelles, stupides ou au contraire paisibles, bonnes et sensées) et un déterminisme historique et social qui nous contient presque tout entier, et que dans ce presque tout se joue, à la fois la chance d'exister pleinement et la douleur de ne pas y parvenir, et je crois que bâtir des fictions regorgeant de malheur, de violence et de sexe constitue le meilleur moyen de montrer à l’œuvre cette dualité.

En écrivant ce livre, je voulais déclarer la guerre aux stylistes actuels car je pense que l'écriture, la vraie, c'est la recherche de la justesse contre le style, que le style c'est ce qui se voit et que ce qui se voit c'est ce qui est faux, et que les écrivains que je tiens pour les plus grands, et ceux qui m'ont le plus influencés, représentent la mort du style et donc la victoire de la justesse et donc celle de la littérature ; je voulais aussi déclarer la guerre aux bonnes intentions, aux bons sentiments et aux livres qui sont là pour distraire, parce que je pense que la littérature doit être animée de mauvaises intentions, de mauvais sentiments, et qu'elle n'est pas là pour vider la tête mais au contraire pour la prendre, que la littérature est là non pas pour tenir le lecteur éloigné des soucis mais pour lui en fournir d'autres encore, et davantage, et davantage encore, et même des soucis auxquels personne n'avait pensé, et que la source du plaisir littéraire se situe là précisément et nulle part ailleurs, et sûrement pas, surtout pas, dans une quelconque élégance formelle ou dans une manière docile de tenir le lecteur éloigné de l'enfer.

En écrivant ce livre, enfin, je voulais rappeler que la bonne littérature est lourde, brutale, crasseuse, braillarde, qu'elle n'est pas légère, fine, propre, courtoise ; je voulais rappeler que la littérature est une exacerbation de la vie telle qu'elle ne va pas et que c'est de là que vient le plaisir de la fabriquer et de là aussi le plaisir de la lire.

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