Esprit de la fuite

par zeio, mercredi 17 mai 2017, 01:36 (il y a 2542 jours) @ Rémy

C'est parce que tu cherches le raccord, plutôt que l'incongru. Quand on va Disneyland, on s'attend généralement à trouver un grand huit, de la barbapapa, et un selfie avec Donald Duck. D'ailleurs je m'attendrais à la même chose. Mais la littérature, c'est tout de même différent. Ouvrant un livre, en ce qui me concerne (ça n'est pas le cas pour tout le monde. À chacun ses plaisirs, je cherche simplement à faire comprendre mon intention) je ne suis pas à la recherche d'une surprise narrative, du suspens, du réalisme, ni à trouver mes idées confortées, validées. Si je trouve une émotion en lisant un bouquin, ça n'est pas parce que soudain Jérémy à quitté Delphine, ou bien parce que le petit chien est mort. C'est parce que le musicien itinérant d'apparence noble avait un ourlet défait, une salissure sur son col, un lacet de ses guêtres coupé. Ou bien parce que la madeleine n'est plus seulement une madeleine, elle devient la porte d'entrée de l'édifice immense d'un souvenir oublié. Ce sont des petites fissures par lesquelles s'engouffre le vent de l'inconnu, le revers du monde et un petit morceau de vérité. C'est ce que je cherche dans la littérature. Pourquoi est-ce que je raconte tout ceci ? Parce qu'étant donné que j'écris ce que j'aimerais moi-même lire en tant que lecteur, il s'agit de prendre l'inconnu, l'énigmatique en considération, le reptile n'en est pas un, c'est l'impression qui s'en dégage qui importe. Ce qui m'intéresse, ça n'est pas tant le sens que la résonance des événements, des objets et des personnes, et leurs portées. Dans la phrase "D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours vécu en reptile" il n'est pas simplement question de zoomorphismes. Il s'agit aussi de l'histoire évolutive de l'homme, dans laquelle mon histoire s'inclut. En résumé, lorsque tu écris que les reptiles ne font pas assez reptiles, tu passes à-côté de l'intention non seulement de ce texte, mais de tous mes autres textes. C'est comme si tu disais, voyant par exemple un tableau de magritte (en caricaturant) : "ça ne va pas, il y a un nuage à la place d'une tête, et une tête à la place d'un nuage" tandis que l'intention du peintre est justement de provoquer un choc d'irréalité, l'incongru qui devient concordance, sous l'effet de liens bizarres. Il cherche à dire que les choses peuvent être autre chose que ce qu'elles sont en apparence. Ce faisant, les éléments mêmes les plus ordinaires trouvent une autre portée : la portée de ce que nous y mettons de nous-même à l'intérieur. Voilà, c'était pour éclaircir les choses (ou au moins une tentative)

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