Fin de vie, faim du monde

par Soledad, mercredi 29 mai 2019, 13:24 (il y a 1794 jours)

Ce long mur blanc. Interminable. Massif comme une lueur aveugle s’abattant sur l’enclume de midi.

La déferlante de lumière renverse les obstacles les plus imposants. Elle s’immisce dans l'intimité par dessous les portes, se glisse dans les moindres interstices, strie l'air épais des intérieurs brassés par les ronronnements circulaires du temps.

Les cachemiris, à l’affût derrière leurs portes vitrées, blindées de fausses vieilleries, réfléchissent à deux fois avant de se risquer au dehors pour héler les quelques touristes qui suffoquent, désorientés, abandonnés par des chauffeurs de rickshaw peu scrupuleux aux battements du sang contre leurs tempes. Ecarlates, sous leurs chapeaux ridicules achetés à prix d’or à des marchands de rue, ils longent l’infini rail blanc, escorte des anciens entrepôts qui patientent le long du bitume où s'étirent, sans la moindre tache d'ombre, le sel du Nord de la presque île et les eaux douces plus au Sud. 

Pourtant, nous n’avons plus le choix. Depuis la grille de la porte principale des guichets de la biennale, je scrute la rue jusqu'aux limites du regard.

J'essaye d’imaginer une alternative pour échapper à cette fin d’un monde empêtré dans les mailles des carrelets chinois, des marchands de boissons fraiches et l’ombre bienveillante des margousiers. 

Le problème avec la fin du monde, c'est qu'on nous l'a si souvent prédite que plus personne n'y croit.

Même concentrée, là, sous nos yeux, prisonnière de la fraicheur relative d’une pièce sombre qui clignote d’écrans ou dans les jardins clos du centre ville, elle s’apparente à une idée honteuse, secrète, inavouée, presque perverse.

Tout naturellement, un groupe de jeunes filles prétend s’immortaliser, des crânes humains distraitement éparpillés à leurs pieds. L'une d'elles, repousse machinalement le tibia à moitié enfoui dans le sable qui la gêne, absorbée par l’écran dans la main de son amie. Elle la rejoint, colle sa tête contre elle. Elles rient. Elles commentent en plaisantant le selfie, indifférentes au souffle marin qui gonfle, à quelques pas de là, les maillots crasseux qui claquent au vent d’un passé esclavagiste.


Nulle croix sur ces haillons de voiles acides qui transpirent le fouet, mais déjà le sceau de l’ignominie. Déjà l’empreinte indélébile d’un possédant, d’une âme, bradée dans une lointaine péninsule à un homme qui se prétendait l’envoyé d’un crucifié. 
Déjà des jarrets puissants et des muscles sans âge, rebaptisés, marchandés et arrachés, contre quelques grammes d’or illégitime, à des enchères menées main dans la main, sous un baudrier, afin de ne pas favoriser la concurrence.


Dans le labyrinthe de l'errance, l'enfant qui vient de pousser le lourd rideau noir d'une des salles obscures, ne comprend pas le regard hagard de l'homme qui se tient debout devant elle.

"Qu'arrive-t-il au Monsieur? "
, pris soudainement de tics incontrôlables. Il descend quelques marches recouvertes de feuillets éparpillées, abandonnés à la hâte par des courtiers en costume cravate et en tailleur. A l'évidence, il se résiste à admettre. Il continue à aligner des chiffres qui soudain n'ont plus de sens, à graver l'éphémère, à fixer l'inutile, à retenir les minutes désormais précieuses qui le séparent de son propre anéantissement. 


Je repense à ce mur qui transpirait le vide contre lequel mon esprit butte continuellement...


Porté par la cécité et l’inconscience, je me mêle aux décentrés qui tâtonnent d'une pièce à l'autre. 
Là, un quotidien mécanisé simule la matière vitale de la matière inerte.

Ailleurs, Dieu n'est ni puissance, ni sens, mais puits de science. Occulte, elle circule dans des tuyaux sans but, enjambe les paillasses carrelées des laboratoires où la pensée est restreinte. astreinte, censurée par l'illusion d'une ivresse païenne, qui clignote, ronfle, s’allume, cliquette, tinte, s’éteint, siffle et sonne; messe noire universelle qui ritualise la croyance à la délivrance par une communion avec l'illusion. 


Pas loin, des corps de femmes et d'hommes ondulent devant la projection d’un des leurs. Il les berce d'un mantra, qu’il lit sur son portable, en honneur à la nature. Les ombres des spectateurs caressent l’écran du bout des doigts, effleurent l’herbe tendre d’une prairie stérile, sans consistance, hypoallergénique, sans senteurs ni piqûres indésirables, sans bruissements d’insectes aux effets secondaires; une prairie confortable, servie à domicile, à la portée des coussins qui jonchent le sol ou des canapés achetés en ligne. 

Hérésie d’une époque, oh combien sensuelle par la puanteur des rias saturées. Ère d’abondance qui remplit les filets de pêche de déchets de notre prétendue civilisation et nous prive du plaisir simple de sentir, tout occupés à ne vouloir qu’être. 


Je m’attarde dans une galerie de vies alignées. Je scrute leurs regards qui ne sont plus, lis leurs histoires encadrées, gravées dans chacune de leurs cicatrices, à la recherche d’une humanité intrinsèque que les images d'apparence humaine, conçues par un algorithme ensavaté, réussissent désormais à reproduire sans qu’elles n’aient jamais existé.


Le jour où l’Homme aura créé l’Homme, à l’image de ses machines, que restera-t-il d’humain en Dieu?

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