K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, vendredi 15 janvier 2016, 00:24 (il y a 3238 jours) @ zeio

Le dormeur. On ne sait pas de quoi il rêve. On sait seulement que ses rêves sont agités. Personne ne l'a jamais vu véritablement éveillé. On a voulu, pourtant, l’extirper de son sommeil trop long, beaucoup trop long pour être réparateur. D’ailleurs, à quoi bon un sommeil réparateur, s’il ne subsiste plus l’existence réelle, à travers laquelle profiter de tous les bienfaits de ce sommeil ? D'innombrables méthodes ont été tentées pour le réveiller, sans succès. Un jour on a voulu essayer la méthode de l'eau : un dispositif au fonctionnement très simple, placé au-dessus de sa tête, était chargé de laisser s'écouler, à intervalle régulier, des gouttes d'eau qui tombaient au milieu du front du dormeur. Le rythme de l'écoulement, lent au départ, devait être de plus en plus rapide, l'intervalle entre deux gouttes d'eau de plus en plus court, si bien qu’au bout de quelques jours, il ne s’agissait plus d’un égouttement mais de l’écoulement d’un mince filet d’eau. Il était prévu qu’à ce moment précis, lorsque le flux avait atteint son paroxysme en prenant la forme d’un filet d’eau, le dormeur se réveille. C’est en tout cas ce qu’avait affirmé à la famille le fier inventeur de cette machine particulière. Cela n'avait pas fonctionné, le seul résultat tangible de cette opération était le travail supplémentaire imposé aux deux sœurs, qui devaient presque à chaque heure remplacer les draps du lit, ainsi que le matelas, rapidement inondé. L’empilement de serviettes, placées sous la nuque du dormeur, absorbait l’eau de façon très insuffisante. Le dormeur était sensé se réveiller. Depuis toujours il était sensé se réveiller.
Une autre fois on le transporta à l'air libre. On déposa son corps maigre sur un tapis de paille, dans un coin du jardin. Il était question du vent frais, du soleil, de la pluie, voire de la foudre s’il le fallait. On se disait qu’au moins un de ces éléments serait en mesure de provoquer son réveil. Il n'en était rien. Il est arrivé que l'on sangle le dormeur à son lit, en position verticale, la tête en bas. Il a été inoculé dans son corps, par les médecins, toute une série de substances toutes aussi mystérieuses les unes que les autres. Aucune de ces substances n’a eu le moindre effet, si ce n'est celui de plonger le dormeur dans une forme de léthargie nettement plus prononcée qu’à l’ordinaire. Lorsque le dormeur garde la bouche grande ouverte, il semble qu'il ne rêve plus.
Des professeurs éminents se sont penchés sur son cas. Ils ont analysé son cerveau à l’aide de systèmes de mesures sophistiqués. Quelque soit l’outil utilisé, la conclusion était à chaque fois limpide et irréfutable : les activités neuronales du cerveau du dormeur, ainsi que les ondes émises (ondes bêta en l’occurence) sont équivalentes à celles d'un homme éveillé.
Il se retourne fréquemment dans son lit. On l'entend ricaner. Certains ont parfois cru distinguer quelques mots entre deux bafouillements. Récemment, la sœur a voulu persuader toute la famille qu'elle avait entendu nettement toute une salve de mots distincts. Mais cette salve était composée d’éléments si abstraits, si dénués de liens les uns avec les autres que chaque membre de la famille se faisait une idée différente, voire opposée, de ce que le dormeur avait, semble-t-il, cherché à exprimer. Si tant est qu’il avait cherché à exprimer quoi que ce soit. Mais comment distinguer les agitations nerveuses, les mouvements réflexes des lèvres et des cordes vocales, d’une véritable parole, d’une authentique pensée ? Devant la contradiction, la famille avait cessé de vouloir à tout prix trouver du sens dans les émissions vocales du dormeur.
Les jours de grand silence, au beau milieu des nuits, les gémissements résonnent dans les couloirs de la demeure.
Le père régulièrement s'enquiert de l'évolution de la situation. Lorsque cela se produit il vient entrouvrir délicatement la porte de la chambre. Il garde la poignée dans sa main, reste ainsi immobile un instant, les yeux dans le vague, l’oreille dans l’embrasure, afin tout d’abord d'écouter. Le plus souvent il n’entend que de vagues sifflements qui ne le rassurent aucunement. Si finalement il se décide à chaque fois à ouvrir en grand la porte, avant de passer le seuil de la chambre afin d’observer le dormeur, c’est uniquement parce qu'il termine toujours ce qu'il a commencé, et qu'il aime le travail bien fait, sous toutes ses formes. Au début, il vérifiait l'état du dormeur deux à trois fois par jour : le matin au lever, puis le soir, juste avant de se coucher. Quand le travail incessant lui offrait tout de même un moment de répit, il arrivait qu’il vienne lui rendre visite à l’heure du déjeuner. Le temps passait, petit à petit ces vérifications se sont espacées. Si bien que désormais, elles n'ont lieu qu'une fois par semaine, tout au plus.
Les sœurs changent les linges et lavent méticuleusement le corps du dormeur.
Aujourd’hui il est couché sur le côté. Ses jambes, fines mais toujours musculeuses, sont sujettes à des spasmes. Elles remuent frénétiquement dans le vide, mimant une course vers une destination inconnue. Les mouvements nerveux sont semblables à ceux d’un animal. La sœur se plaît à imaginer qu’un rêve agréable est en cours. Peut-être est-il en train de courir à travers champs. Pourtant, remarquant maintenant sur son visage l’expression d’une sourde inquiétude, il lui semble que le dormeur tente d'échapper à un prédateur qu'elle ignore.

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