K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio @, mercredi 06 janvier 2016, 03:51 (il y a 3036 jours) @ zeio

Depuis un certain nombre de jours le greffier s’est installé de lui-même dans la chambre de K.. Il est possible d’aller jusqu’à affirmer que le greffier a pris possession de la chambre. C’est, du moins, ce que K. cherche à se persuader à lui-même, comme pour se rassurer de ce pas supplémentaire effectué dans la direction d’un effacement. Depuis l’installation du greffier, la pièce a considérablement rétréci. Il est incontestable désormais que le greffier (lorsque K. doit par exemple s’absenter pour se rendre à son travail, ou à un rendez-vous, voire lorsque K. se trouve dans la pièce mais ne parle pas) sécrète par la bouche une forme de suintement, une substance blanche à partir de laquelle il confectionne des fils de soie qu’il tire d’un point à un autre de la chambre, le plus souvent, depuis le coin d’un meuble vers un angle du plafond. Lorsque le greffier n’exerce pas le métier pour lequel il a été formé, il amoncelle, il tresse. Il ne semble pas être en mesure de pouvoir faire autre chose de cette substance que son corps ne cesse de produire. À certaines occasions, K. ne désire pas parler, celui-ci s’affaisse sans dire un mot dans le fauteuil profond. Dès lors le greffier, sans doute en proie à l’ennui, s’adonne à cette activé inhabituelle qui n’a été convenue à aucun moment et qui n’est pas sensée faire partie de sa juridiction. K., trop épuisé le plus souvent, ne trouve rien à redire. Pourtant, aujourd’hui, K. ne parvient pas entrer dans sa chambre. Le greffier a propagé ses fils depuis le lit jusque dans l’embrasure de la porte qui est, de fait, ligaturée. La poignée de porte elle-même est bloquée. Plusieurs couches de cette trame blanche ont sans doute été enroulées autour d’elle, jusqu’à la consolider. K. est coincé dans le corridor. Il se dit que le greffier a dû commencer à tisser à cet endroit dès le matin, nous sommes en fin de journée, tout est déjà stabilisé, solidifié, incassable. Il frappe à la porte. Comme il s’y attendait, nulle réponse. Le greffier ne lui a jamais adressé la parole. Il ne commencera pas aujourd’hui. Le greffier n’a jamais rien fait d’autre que transcrire les paroles de K. et, à défaut, tisser des fils de soie. S’arrêtant sur cette pensée, K. réalise que ces deux activités ne sont, finalement, peut-être pas si éloignées l’une de l’autre qu’il l’avait crû précédemment. Il en vient à se demander si elles ne forment pas, en vérité, une seule et même activité. Si le greffier était doté d’une capacité de raisonnement, K. prendrait la peine de lui poser la question. Pour le moment et peut-être pour toujours, pas de réponse. Il pose une oreille sur la porte. Nul bruit. K. s’aperçoit que de très nombreux fils pendent inertes, sans attaches, par le trou de la serrure. Il veut le désobstruer. Il tire les fils à lui. Ils sont interminables. Le travail est difficile. Il pense réclamer l’aide de la sœur, il ne le fera jamais, la tâche est trop ridicule. Finalement, lorsque le dernier fil a été retiré il s’agenouille, examine la chambre par l’interstice. La pièce n’est pas éclairée, la nuit tombe. Il reste encore un peu de jour. Ses yeux n’étant pas habitués à l’obscurité il ne distingue d’abord qu’une masse blanche uniforme. D’habitude, le greffier tisse seulement quelques réseaux éparses, ils sont faciles à retirer. Le greffier cessait cette mauvaise habitude aussitôt que K. commençait à dicter. Alors il se mettait au travail et reportait sur le papier les paroles de K. Cette fois-ci, le greffier s’est laissé aller, à tel point que l’entièreté de la chambre est recouverte de cette sécrétion blanche, formée de la salive du greffier et peut-être d’autres composants qu’il ignore. Sur la table de travail une forme est reconnaissable, c’est le corps du greffier, lui aussi enveloppé dans le cocon. Seule une main, dépassant de cet agglomérat, n’est pas recouverte. Elle semble tenir une feuille de papier mais K. n’en est pas sûr. Ça n’est pas tant la mort probable du greffier qui l’interroge, mais cet objet qu’il a tenu dans sa main dans ses derniers instants. K. décide d’enfoncer la porte, il entre, la trame lui monte jusqu’aux genoux. Péniblement il se fraie un chemin jusqu’à la table de travail, saisi la feuille. C’est une lettre. Elle lui est destinée.

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