K. dort un sommeil de plomb (absurdité)

par zeio, mardi 14 juin 2016, 01:05 (il y a 2877 jours) @ zeio

Pour le ranimer, ils ont essayé les perles sacrées, les poudres incandescentes, la fumée si épaisse qu'elle effaçait le monde, toutes sortes de magies élémentaires, ineffectives, mais qui permettaient tout de même aux veilleurs de se rassurer en se disant qu'ils tentaient au moins quelque chose. Ils voulaient résorber à tout prix le sommeil qui avait pris possession du corps de K.. On organisa des cérémonies complexes, on fit venir un sorcier célébre du Mozambique, à la voix râpeuse. K. est un homme qui compte, quand bien même il passait le plus clair de son temps (avant de sombrer dans le sommeil) à dénigrer sa propre valeur, infiniment trop abstraite et précaire à ses yeux. À force de s'infliger toutes sortes de punitions, il finit par disparaître pour de bon, comme il le souhaitait, dans un long sommeil dont on ne sait s'il est dénué de rêves. Aujourd'hui c'est la sœur qui reste le plus longtemps au chevet de K.. Elle n'a plus à fournir les preuves, ni de sa patience ni de son abnégation. Elle guette. C'est là son rôle et sa nature. La famille a abandonné toute sorte de recours, si ce n'est celui du temps, qui fera son œuvre, d'une façon ou d'une autre. La sœur à placé une chaise près du lit de K., sur laquelle est la seule à prendre place. Il n'est pas d'autres occupations pour elle, autres que de guetter et de soigner, quelqu'un, quelque chose, du moment que ça n'est pas elle-même. Son instinct lui a appris que sa présence auprès de K. est déjà une forme de soin actif, qui favorise la guérison des troubles, aussi profonds soient-ils. K., pourtant, s'interroge. Il ne comprend pas la signification de ce remue-ménage autour de sa personne, l'attention soudaine qui lui est portée, n'ayant rien remarqué d'inhabituel ces derniers temps. Il va au travail comme il le fait quotidiennement. Il songe à demander à son supérieur un nouveau congé afin de pouvoir se concentrer sur son œuvre qu'il élabore, parallèlement au monde. Il espère qu'un élan créatif coïncidera avec les jours de congés, malheureusement il n'a aucune certitude à ce sujet, n'ayant jamais trouvé, ni même désiré, la clef qui lui permettrait d'orchestrer les flux et reflux de sa créativité. Il connaît les invocations, mais les réponses du cosmos à ses appels intérieurs sont pour le moins imprévisibles. Il s'était dit qu'il devait se trouver dans un état de fatigue absolu, à bout de nerfs, pour que les étoiles daignent venir à son secours. Il a laissé monter la faim en lui, la maladie, l'épuisement, des choses qui finalement n'ont pas véritablement joué en sa faveur. Il devait payer par son corps le prix de sa fécondité. Aujourd'hui, il s'interroge encore. Pourquoi donc cette recrudescence de sollicitudes à son égard, tandis qu'il se sent véritablement en forme, en pleine possession de sa plénitude. Le soir, à peine rentré du travail, il trouve déjà la sœur assise à ses côtés, les yeux fixés sur ses propres yeux grands ouverts. Il arrive qu'elle lui prenne la main, il n'ose pas la retirer. Il s'énerve d'une veilleuse laissée allumée toute la nuit, qui gène son repos. Il a voulu l'éteindre : cela lui a été reproché (bien qu'il ne soit pas certain que les reproches aient été dirigés contre lui). Pour ne froisser aucun cœur, il ne s'est pas laissé aller à une nouvelle tentative. Devant le fait accompli, il a dû se faire une raison, la petite flamme vacillante restera ici, dans la chambre, sur la console. C'est au moins une animation nocturne qu'il se plaît à observer, lorsque l'insomnie le prend. Il émane de cette petite flamme une force hypnotique, à laquelle il succombe sans mal, malgré qu'elle ne soit pas suffisante à le pousser dans un sommeil véritablement profond et réparateur. Elle infuse en lui une certaine forme de latence, qui convient à son aspiration vers l'immobilité. Mais c'est le matin déjà. La sœur est là, elle veille. Elle se demande s'il est l'heure de le nourrir. K. songe déjà aux vêtements qu'il mettra aujourd'hui. À nouveau, il ne parvient pas à savoir s'il a véritablement dormi.

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